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Caroline Besse : « L'économie sociale et solidaire (ESS), pour faire ensemble »

le 01 November 2018

Prenez quelques minutes pour suivre l'entretien avec Caroline, adhérente de la section PCF de Clermont-Liancourt, interrogée le 14 septembre dernier à la Fête de l'Humanité par Sylvie Mayer, référente du réseau Économie Sociale et Solidaire (ESS) du Parti Communiste Français.

Caroline présente les enjeux écologiques, économiques et sociétaux associés à l'ESS, propose deux initiatives pour que notre Parti s'empare toujours plus de l'ESS. Elle développe enfin la question de l'éducation à l'ESS, secteur où elle travaille professionnellement. Faire ensemble pour construire une société ensemble, pour lutter contre le fatalisme et donner du sens à sa vie, avec des emplois non délocalisables et des lieux de rencontres citoyens.

À suivre : L'actualité du secteur ESS PCF et son bulletin de secteur « Coopéractif » : sur sa page Facebook ESS PCF et sur le site internet https://ess-pcf.fr

À venir : sur la question sur le dépassement du capitalisme par l'ESS, Sylvie Mayer et Caroline Besse travaillent actuellement à une soirée pour l'Espace Marx sur « De la notion de Coopération selon Marx à l'ESS : quelles alternatives au Capitalisme ? »

Mesures sur la CSG et éléments de cadrage sur le financement de la protection sociale en France

Par , le 01 November 2018

Mesures sur la CSG et éléments  de cadrage sur le financement  de la protection sociale en France

Cette note propose un chiffrage et une analyse des dernières mesures concernant la CSG en les replaçant dans le cadre plus général du financement de la protection sociale en France.

Contexte : le 10 décembre dernier, Emmanuel Macron a annoncé que la hausse de 1,7 point de la contribution sociale généralisée (CSG), qui devait s’appliquer aux retraités gagnant plus de 1 300 euros nets par mois ne concernera que ceux dont les revenus sont supérieurs à 2 000 euros nets par mois (pour une personne seule).

Les dernières mesures sur la CSG (2018-2019)

Qu’est-ce que la CSG ?

La Contribution sociale généralisée (CSG) a été créée par la loi de finances pour 1991 (gouvernement de Michel Rocard). C’est un impôt qui est assis sur l’ensemble des revenus des personnes résidant en France. Elle est prélevée à la source sur la plupart des revenus, à l’exception des prestations sociales et familiales, tels que :

– les revenus d’activité (salaires, primes et indemnités diverses…) ;
– les revenus de remplacement (pensions de retraite, allocations-chômage, indemnités journalières…) ;
– les revenus du patrimoine (revenus fonciers, rentes viagères…) ;
– les revenus de placement (revenus mobiliers, plus-values immobilières…).

La CSG vise à diversifier le mode de financement de la protection sociale qui, avant la création de cet impôt, reposait essentiellement sur les cotisations sociales.

2018 : hausse de la CSG de 1,7 point

Pour rappel, depuis le 1er janvier 2018, le taux de la CSG est ré-évalué afin d’augmenter les recettes provenant de cet impôt. Cette hausse, fixée à 1,7 point, concerne aussi bien les salaires que les pensions de retraite ou les revenus du patrimoine.

Pour les salariés, la hausse de 1,7 point fait passer la CSG à 9,2 % aujourd’hui, contre 7,5 % avant 2018. Cette mesure est toutefois « compensée » par la suppression des cotisations chômage et maladie prélevées sur les salaires, dont le taux en 2017 était de 3,15 % (0,75 % pour les cotisations maladie et 2,4 % pour les cotisations chômage). Au final, la hausse du salaire net consécutive à ces allégements est donc supérieure à l’augmentation de la CSG. Les salaires nets versés ont donc légèrement augmenté. C’est évidemment une hausse totalement artificielle.

Ce gain de pouvoir d’achat n’a toutefois eu lieu qu’en deux temps en 2018. Dans un premier temps (1er janvier 2018) la cotisation maladie (0,75 %) a été supprimée tandis que la cotisation chômage a été ramenée à 0,95 %. La baisse totale de 3,15 % a ensuite eu lieu le 1er octobre 2018, avec la suppression définitive de la cotisation chômage (devenue effective à partir du salaire du mois d’octobre).

Pour les fonctionnaires, la hausse de la CSG est compensée par le versement d’une prime compensatoire (1,67 % de la rémunération brute) donc sans gain de pouvoir d’achat.

[Voir tableau « Taux de CSG selon le montant du RFR de 2016 »].

Pour les retraités, cette hausse a été très décriée puisque contrairement aux salariés aucune contrepartie n’était envisagée (mise à part la suppression de la taxe d’habitation, pas encore en vigueur). Les retraités ne bénéficiant ni d’une exonération de CSG ni d’un taux réduit ont vu leur taux de CSG passer de 6,6 % à 8,3 % (+1,7 point). Concrètement, cela concernait les retraités seuls avec un revenu fiscal de référence supérieur à 14 404 euros ; 22 906 euros pour un couple, soit près de 70 % des retraités, 10,5 millions de personnes. Après l’été, le gouvernement avait fait un premier recul en annulant cette hausse pour près de 300 000 retraités modestes.

2019 : création d’un nouveau taux de CSG

[Voir tableau « Taux de CSG estimé selon le montant du RFR de 2017 »].

Emmanuel Macron a annoncé l’annulation de la hausse de 1,7 point pour les retraités qui perçoivent une pension entre 1 200 et 2 000 euros par mois. Pour ces derniers, le taux reviendra à 6,6 % contre 8,3 % en 2018. Cela crée de fait un nouveau seuil de CSG pour cette catégorie de la population : jusqu’ici il existait trois taux de CSG distincts (0 %, 3,8 % et 8,3 %) selon le niveau du revenu fiscal de référence (RFR). En 2019, les nouveaux seuils seraient les suivants : 0 %, 3,8 %, 6,6 % et 8,3 %. Mais, selon les dernières annonces, l’annulation de cette hausse prendrait plutôt la forme d’un remboursement des ménages concernés à lété 2019 (des problèmes techniques ont été avancés).

[Voir tableau « Chiffrage de l’annulation de la hausse de la CSG pour les retraité.e.s »].

En bref, les personnes concernées par l’annonce d’Emmanuel Macron sont donc :

– les retraités célibataires ayant un RFR inférieur à 22 580 euros ;
- les couples de retraités ayant un RFR inférieur à 34 600 euros ;
– les retraités avec 1,5 part fiscale ayant un RFR inférieur à 28 322 euros.

3 Nombre de retraité.e.s concerné.e.s : environ 6,6 millions, 35 % des retraités.

3 Coût de la mesure : 1,7 milliard d’euros.

Quel financement de la protection sociale en France ?

Une dynamique de fiscalisation de la protection sociale et de déresponsabilisation patronale

[Voir tableau « Les ressources de la protection sociale en 2016 »].

Le rendement de la CSG est important : 96,6 milliards d’euros en 2016, soit plus que l’impôt sur le revenu, dont le produit s’élevait à 76,5 Mds euros la même année), et elle représente plus de la moitié des impôts et taxes affectés à la protection sociale. Aujourd’hui, un quart des ressources de la protection sociale provient des prélèvements fiscaux.

Entre 2015 et 2016, sur les masses financières :

• +3,3 % pour les cotisations salariés vs 1,1 % pour les employeurs ;

• +1,8 % sur la CSG et 4,6 % sur les taxes type TVA ;  

• +12 % des contributions publiques (c’est-à-dire dotations directes au financement de la protection sociale en provenance des budgets de l’administration).

[Voir Graphique « Évolution de la part des ressources de la protection sociale (1959-2016) »].

À la fin des années 1950, la Sécurité sociale était financée ainsi : 3/4 cotisations et 1/4 contributions publiques. Aujourd’hui : 60 % cotisations, 25 % impôts et taxes et 15 % contributions publiques. Une double dynamique de fond depuis les années 1970 :

– Baisse de la part des cotisations employeurs depuis le milieu des années 1970 (-10 points de la part des cotisations employeurs depuis 1959 et -7 points pour les cotisations sociales imputées*).

– Baisse qui a été compensée par une hausse de la part des impôts et taxes dans le financement depuis le début des années 1990 : +24 points depuis 1959, explosion depuis le début des années 1990 avec la mise en place de la CSG.

[Voir Graphique « Évolution des exonérations depuis 1992 »].  Depuis 2000, chaque année, entre 8 et 10 % de cotisations sont exonérées (cotisations patronales majoritairement). Depuis 2012, plus de 17 % des cotisations patronales sont exonérées. La majeure partie est compensée mais la part des cotisations exonérées non compensées progresse sans cesse depuis 1992 (3,6 milliards aujourd’hui contre 2,5 au moment où le taux d’exonérations était le plus fort). Selon le projet de loi de financement de la Sécurité sociale 2019, le coût total des exonérations compensées s’élèverait à 30 milliards d’euros pour 2017, 31,6 milliards en 2018 et 56,9 milliards en 2019 ! Le CICE étant supprimé pour être transformé en exonérations de cotisations sociales (cf. PLFSS de 2019).

Le sens des propositions communistes

La hausse de la CSG, associée à la généralisation des exonérations de cotisations sociales patronales qui repartent à la hausse depuis trois ans, accentue la fiscalisation du financement de la Sécurité sociale. Les prélèvements fiscaux pèsent sur les ménages, c’est-à-dire, en écrasante majorité, sur les salariés. À l’inverse, les cotisations sont un prélèvement sur les profits et permettent de financer les prestations sociales au-delà des salaires, sur le principe du « chacun contribue selon ses capacités, et chacun perçoit selon ses besoins », donc de la solidarité collective.

Le transfert des cotisations vers les impôts, notamment la CSG, porte un double danger :

– le désengagement des entreprises du financement de la protection en le basculant vers la fiscalité ;

– l’ouverture aux assurances privées du marché de la santé ou encore la capitalisation en vue de la retraite, le financement par l’impôt ne permettant d’assurer qu’une couverture minimum.

Pour répondre aux immenses besoins de protection sociale (santé, retraites, famille, soins aux personnes âgées…) il faut notamment :

– En finir avec les exonérations de cotisations sociales patronales et réaffecter le CICE. C’est pourquoi le PCF propose notamment de les moduler en fonction de la politique d’emploi et de salaires des entreprises.   
– Augmenter les salaires (combiné avec la fin des exonérations sinon c’est l’État qui compenserait). La hausse des cotisations sociales liée à l’égalité de salaires entre les femmes et les hommes est par exemple estimée à 24,43 milliards d’euros par an par la Fondation Concorde.

Il faut les compléter par des prélèvements sur les revenus financiers des entreprises et empêcher l’optimisation et l’exil fiscaux. La proposition d’un prélèvement à la source des entreprises qui va être présenté à l’Assemblée nationale en mars peut également entrer dans ce cadre (même si on ne sort pas de la fiscalité).

Des appuis existent dans les consciences des travailleurs pour nos propositions

Résultats du baromètre d’opinion de la DREES 2017 (environ 3 000 personnes interrogées) :

– Un attachement croissant au rôle de la collectivité dans le système de protection sociale.

60 % des personnes interrogées déclarent que la solidarité devrait avant tout être l’affaire de l’État, des collectivités locales ou de la Sécurité sociale vs 50 % en 2009.        
75 % sont tout à fait d’accord avec l’idée que « le système d’assurance maladie doit rester essentiellement public », 72 % pour le système de retraite vs 65 et 64 % en 2015.

– Un net recul de l’idée que la protection sociale est une charge excessive pour la société.

« Il y a trop d’intervention de l’État en matière économique et sociale » : -11 points depuis 2014.
« La France consacre environ le tiers du revenu national au financement de la protection sociale.» : -8 points parmi ceux qui pensent que c’est excessif depuis 2014.      
-7 points de « totalement d’accord » depuis 2014 à l’idée que « le système de sécurité sociale coûte trop cher à la société ».

– Une forte aspiration au maintien du niveau des prestations.

59 % des personnes interrogées estiment plus important de maintenir au niveau actuel les prestations sociales et les remboursements d’assurance maladie que de prendre des mesures pour réduire le déficit de la Sécurité sociale vs 53 % en 2015.  
« Êtes-vous prêt à accepter une diminution des prestations pour payer moins dimpôts et de cotisations ? » : Progression du rejet, et ce pour tous les types de prestations sociales.

Conclusion

Ce qui se joue dans le financement de la protection sociale :

Sur qui pèse le financement ? Les entreprises ou les ménages ? Les profits (cotisations) ou les revenus des ménages (impôts) ?

Que doit assurer la collectivité ? Une couverture minimum assurée par le public complétée par des entreprises privées via lépargne ou les cotisations individuelles ? Ou lassurance publique de l’ensemble des besoins par la socialisation des richesses ?

C’est autour de ces enjeux décisifs que nous devons avancer nos propositions en nous appuyant sur les exigences déjà portées par les travailleurs et les travailleuses.

 

1Les prestations sociales fournies directement par les employeurs à leurs salariés, anciens salariés et autres ayants droit qui n’est pas financée par des cotisations sociales effectives à la charge des salariés, notamment les retraites des fonctionnaires de l’État et de certaines grandes entreprises nationales.

 

Bibliographie

" La protection sociale en France et en Europe en 2016 - Résultats des comptes de la protection sociale - édition 2018 », Panoramas de la DREES.

– La protection sociale depuis 1959 (p. 38-39).

– Les ressources de la protection sociale en France (p. 41-47).

« Un recul du sentiment selon lequel la protection sociale représente une charge excessive » (p. 134-140).

"En 2016 les exonérations progressent pour la troisième année consécutive», ACOSSTAT n° 260, décembre 2017.

Cahiers statistiques 2016, DGFIPP, janvier 2017.

PLFSS 2019.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Même le vent semblait pleurer

Par Mansouri Nasser , le 01 November 2018

Même le vent semblait pleurer

Le mois de novembre fut celui de la célébration de la « victoire de 1918 ».

Peu de gens ont cependant posé une question comme celle-ci : Victoire sur quoi et pour qui ?

Car les événements qui ont suivi cette « victoire » ont bien confirmé qu’il ne s’agissait absolument pas d’une victoire sur les forces réactionnaires qui ont animé la guerre, ni d’une victoire pour les travailleurs des pays belligérants, à l’exception de la Russie bien sûr.

Si, par les temps qui courent, une telle question paraît provocatrice, elle n’est pas neuve. D’autres l’ont posée par le passé. Ainsi, Anatole France la posait-il subtilement quelque temps après la « victoire de 1918 », en parlant de cette guerre comme « essentiellement l’œuvre des hauts industriels […], qui la voulurent, la rendirent nécessaire, la firent, la prolongèrent » ; guerre dans laquelle on croyait « mourir pour la patrie », alors que dans la réalité, on mourrait « pour les industriels ».

Il est regrettable que de tels propos n’aient pas été relayés dans les médias, alors que la célébration de la « victoire de 1918 » dérivait jusqu’à la glorification du Maréchal Pétain. Rendons donc hommage à l’ancien député européen Francis Wurtz qui cite les mots d’Anatole France pour tirer de « bonnes leçons de l’histoire », L’Humanité Dimanche, n° 633, 8-14 novembre 2018.

Il est aussi regrettable que les médias, notamment les chaînes de télévision publiques, n’aient pas pensé à programmer des œuvres comme Les Sentiers de la gloire, chef-d’œuvre de Stanley Kubrick, film qui, précisément, met en évidence le cynisme des maréchaux envoyant délibérément les soldats, pauvres paysans et ouvriers, devant les canons, alors qu’eux-mêmes n’hésitaient pas à participer aux cérémonies et réceptions dansantes et champagnisées.

Pourquoi était-il souhaitable, voire nécessaire de citer des propos comme celui d’Anatole France ou de projeter des films comme celui de Kubrick ?

Parce que loin d’être la réponse pertinente aux problèmes qui avaient conduit à la guerre, la « victoire de 1918 » a établi les jalons d’une nouvelle guerre sanglante en humiliant le peuple allemand, tout en renforçant la position des capitalistes des pays dits vainqueurs.

Parce que la période que nous vivons est pleine de dangers.

Parce que le capitalisme financiarisé dominant est profondément en crise et cette crise nourrit des tensions dont les perdants sont, comme par le passé, les travailleurs.

Parce que les conflits se multiplient à travers le monde.

Parce que l’humanité n’est pas à l’abri de nouvelles catastrophes liées à la présence des armes de destruction massive.

Conscients de ce danger, 118 pays ont ratifié récemment une résolution de l’ONU exigeant l’abolition de ces armes. Fait important, et mis en sourdine : les puissances militaires et les pays producteurs et exportateurs d’armes, parmi lesquels la France, n’ont pas ratifié cette résolution.

Et comble d’hypocrisie, ces mêmes pays ont participé au « Forum de Paris sur la paix », organisé par la France à l’occasion du centenaire de la « victoire de 1918 ».

Dans de telles conditions, il faut se féliciter qu’Arte, chaîne de télévision publique, ait diffusé, quoique tard dans la soirée (pur hasard ?, allez savoir), un film intitulé Même le vent semblait pleurer, version courte du film de Jean-Gabriel Périot sorti en salle sous le titre Lumières d’été.

Le film commence par le récit émouvant des scènes de l’apocalypse, devant la caméra d’un cinéaste, par une rescapée d’Hiroshima : corps brûlés, rivière colorée de sang… Le récit ne se limite pas au jour même de l’apocalypse ; les souffrances durent des jours, des mois, des années : individus fatigués et malades, cheveux qui restent dans la main lorsqu’on touche la tête (épisode qui rappelle aussi le chef-dœuvre de Shohei Imamura, Pluie Noire)… 

Le reste du film relate la rencontre fortuite du cinéaste avec une jeune fille et leur excursion dans la ville reconstruite mais qui porte toujours les séquelles de l’apocalypse.

On retiendra de cette excursion, en particulier, le dialogue de ces deux jeunes gens avec un chef cuisinier, lui aussi rescapé d’Hiroshima, qui leur récite les souffrances de l’époque, la faim, la détresse, etc., pour ajouter ensuite : vous entendez tout cela et vous l’oublierez…

Mais peut-on oublier tout cela ? Le regard parfois joyeux, parfois mélancolique de la jeune fille, est un appel à ne pas oublier la catastrophe. En effet, la jeune fille se nomme comme la sœur de la rescapée dHiroshima précitée. Cette sœur infirmière qui s’est mise, jour et nuit, à soigner les blessés et qui mourut quelques mois plus tard à cause de la radiation nucléaire.

La chanson mélancolique et les scènes ultimes du film suggèrent qu’on ne peut pas, qu’on ne doit absolument pas, oublier le jour où « même le vent semblait pleurer ».

Cette invitation à ne pas oublier, à se souvenir en permanence de l’apocalypse, ne relève pas simplement d’un devoir éthique (« plus jamais ça »). Il en va de notre existence même, car la présence des armes de destruction massive met en péril des milliards de vie.

En effet, les quelques 15 000 armes nucléaire détenues par 25 pays (sur les 197 pays du monde) mettent en danger l’existence de l’humanité à tout moment. Parmi les pays détenteurs d’armes nucléaires, seuls dix fabriquent de telles armes (Source : Nuclear Weapons Ban Monitor, 2018).

Ces données confirment qu’au-delà de la nécessité, du point de vue éthique, de militer pour le désarmement, il est possible de forger des campagnes pour imposer le désarment et la destruction des armes de destruction massive. 

CICE : un bilan accablant

Par Tournebise Alain, le 31 October 2018

CICE :  un bilan accablant

Instauré en 2013 par Jean-Marc Ayrault après la publication du rapport Gallois, le CICE entre dans sa sixième et dernière année puisque, dès 2019, il sera transformé en allègement de charges patronales sur les bas salaires. Dès sa mise en place, les critiques les plus sérieuses ont été émises par toutes les institutions de la République, que ce soit le Sénat ou la Cour des comptes, sur le coût et l’efficacité de ce dispositif. 2018 n’échappe pas à la règle. Le comité de suivi du CICE vient de rendre son dernier rapport et il confirme que si son coût est exorbitant, ses effets sur l’emploi sont quasi nuls, très loin des promesses mirifiques d’Ayrault, Valls, Hollande et Macron

Côté coût, le rapport du comité de suivi s’appuie sur les statistiques de l’administration fiscale. Autant dire que l’évaluation du coût réel du CICE pour les Français est connue pratiquement au centime près. Et le montant est considérable.

De 2013 à 2017, les entreprises ont reçu près de 85 milliards sous forme d’économie d’impôt sur les bénéfices. 85 milliards d’euros, c’est plus d’un an de dépenses de l’ensemble de l’Éducation nationale, enseignement supérieur et recherche compris. Est-ce que ces sommes pharaoniques ont contribué en quoi que ce soit à la compétitivité et à l’emploi ? C’est ce que s’efforce, avec beaucoup de difficultés, d’établir le comité de suivi. Et sans succès. En s’appuyant sur des analyses de différents organismes d’études, le comité est bien obligé de l’admettre.

 

Millésime

Nombre

Montant
(millions d’euros)

2013*

1 055 746

11 783

2014*

1 246 763

17 891

2015

1 279 079

18 059

2016

1 285 824

18 314

2017**

975 520

18 310

Cumul

 

84 357,6

** Le chiffre de 2017 est sous-estimé car l’ensemble des déclarations d’IS n’étaient pas déposées à la date de rédaction du rapport.

Impact sur l’emploi : nul ou négatif ?

Le CICE a-t-il contribué à créer des emplois ? Pour tenter de répondre à cette question, le comité de suivi a été obligé de faire appel à deux organismes d’étude : la fédération Travail emploi et politiques publiques (TEPP, dépendant du CNRS) et le Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (LIEPP, dépendant de Sciences Po). Si leurs méthodes et leurs analyses diffèrent un peu, elles convergent. Le LIEPP conclut à « l’absence d’impact positif (et même un effet global significativement négatif) », le TEPP conclut à « un effet positif sur l’emploi d’ampleur modérée ». Autant dire que malgré les différences de méthodologie, les conclusions des deux organismes se situent entre rien et pas grand-chose. Au mieux, selon le TEPP, le CICE aurait permis la création ou la sauvegarde de 108 000 emplois en moyenne sur la période 2013-2015. Soit un coût de l’ordre de 442 000 euros par emploi, quand les emplois aidés supprimés par Macron coûtaient moins de 13 000 euros.

Circonstance aggravante, le rapport souligne aussi que « cet effet serait concentré sur le quart des entreprises les plus bénéficiaires du CICE ». Quand on sait qu’un tiers du CICE a bénéficié aux grandes entreprises (Cf. encadré 1), cela signifie qu’en supposant même que le CICE ait effectivement contribué à maintenir ou a créer quelques milliers d’emplois, ces emplois ont été essentiellement créés ou maintenus dans les grandes entreprises, qui ont ainsi bénéficié d’un effet d’aubaine et pas dans les petites entreprises qui en auraient sans doute eu le plus besoin.

Les conclusions du rapport sont tout aussi négatives sur l’impact du CICE sur les salaires : « l’effet sur les salaires ressort comme positif pour les deux équipes. TEPP peine cependant à identifier sur quelles catégories de salariés il porte. Le LIEPP conserve quant à lui « un effet positif important sur le salaire des cadres et des professions intellectuelles supérieures (sans effet sur les ouvriers) ». Par ailleurs, le LIEPP n’obtient aucun effet du CICE « sur les salaires au niveau individuel à proximité du seuil d’éligibilité de 2,5 Smic, ni sur les salaires d’embauche, ni sur les augmentations ». Là encore, les effets du CICE se réduisent à un effet d’aubaine, les plus grandes entreprises ayant utilisé cette manne pour mieux rémunérer leurs cadres, au détriment des ouvriers et employés jusqu’à 2,5 fois le SMIC, qui est pourtant la population cible du CICE.

Investissement, compétitivité, exportation : quid ?

Puisque le CICE n’a eu aucun effet ou presque sur l’emploi, on pouvait peut-être s’attendre à ce qu’il ait boosté la compétitivité (le 2e « C » de CICE). Promouvoir la compétitivité des entreprises françaises sur les marchés internationaux était un des objectifs du CICE les plus mis en avant, d’abord à court terme via une amélioration de compétitivité prix, mais aussi à long terme via une amélioration de la compétitivité hors coûts, notamment en favorisant l’investissement des entreprises.

En fait, il n’en est rien. Bien au contraire.

Selon COE-Rexecode, institut d’analyse économique pourtant proche du Medef, la compétitivité française s’est de nouveau dégradée en 2017, contribuant à la dégradation du commerce extérieur.

Mais pour COE-Rexecode, le coût du travail n’y est pour rien. D’ailleurs le gouvernement le reconnaît lui-même. Dans le rapport économique, social et financier (RESF), annexé au projet de loi de finances 2019, il tire un bilan des allégements accordés au cours des dernières années. Il en ressort que « le coût annuel du travail en France apparaît modéré par rapport à ses principaux partenaires au niveau du salaire minimum ».

Les économistes du Trésor se basent sur une comparaison du salaire brut additionné des charges patronales au niveau du SMIC. Le total atteint 18 941 euros en France par an, soit moins qu’en Belgique, en Allemagne et au Pays-Bas, et tout juste au-dessus de la Grande-Bretagne. Si la France est revenue dans le peloton européen, c’est que les charges patronales au niveau du SMIC ont été ramenées à un niveau particulièrement bas. Elles atteignent seulement 1 178 euros par an, contre 3 492 euros en Allemagne, 3 214 euros en Belgique et 2 337 euros aux Pays-Bas1.

Selon COE Rexecode, le perte de compétitivité est ailleurs. À l’appui de ce constat, il cite plusieurs grands industriels français pour qui c’est d’abord l’atrophie de l’industrie manufacturière qui est à l’origine des mauvais chiffres du commerce extérieur en 2017. « La taille de l’industrie française s’est tellement réduite au cours des deux dernières décennies que, quand des bonnes nouvelles arrivent, quand la demande augmente, l’offre française a du mal à répondre », expliquait Louis Gallois, coprésident de la Fabrique de l’industrie et inspirateur du CICE lors d’une conférence de presse de ce think tank. « Le taux d’utilisation des capacités de production de l’industrie française est proche de 90 %. Le creusement du déficit commercial en 2017 n’est donc pas un problème de compétitivité mais d’appareil de production, aujourd’hui sous-dimensionné », selon lui. Il est vrai que la part de l’industrie manufacturière dans le PIB est passée de 14 % en 2000 à 10 % en 20152.

Alors, les entreprises, notamment industrielles, ont-elles utilisé le CICE pour investir et combler ce déficit de capacité de production ? Avec 18 milliards d’euros par ans, soit près de 20 % de l’investissement annuel de l’industrie et de l’agriculture, il devrait y avoir de quoi faire !

Las… le rapport du comité de suivi est implacable… « Alors que les déclarations initiales des entreprises à l’égard du CICE faisaient apparaître des intentions importantes en matière d’investissement, les travaux économétriques ex post menés au niveau des entreprises peinent à identifier des effets significatifs jusqu’en 2015 »3. À l’évidence, les instigateurs du CICE ont pris leurs désirs pour des réalités, mais les entreprises, elles, en ont décidé autrement. Il en est de même de l’impact supposé sur les exportations.

2019 : année compte double

Malgré ces constats accablants et récurrents d’inefficacité d’origines multiples, le gouvernement a maintenu la promesse d’Emmanuel Macron de transformer, dès 2019, le CICE en baisse pérenne de charges patronales.

De prime abord, la transformation d’un crédit d’impôt calculé comme 6 % de la masse salariale brute pour les rémunérations en dessous de 2,5 Smic en une réduction de cotisations sociales de 6 % du salaire brut semble revenir au même. En réalité, le CICE comme crédit d’impôt se distingue d’une réduction de cotisations sociales en ce qu’il impacte le budget de l’État avec un retard d’au moins un an.
La transformation du CICE en réductions de cotisations sociales se traduit en 2019 par un quasi-doublement du coût budgétaire, avec d’un côté la créance de CICE au titre des années précédentes et de l’autre la dépense fiscale due à la réduction des cotisations sociales équivalentes pour les salaires de 2019.

Cette débauche d’argent public aura-t-elle un effet quelconque ? La réponse à cette question a fait l’objet de petites magouilles entre amis que même le journal patronal Les Échos s’est senti obligé de dénoncer. Dans son édition du 2 octobre, il titre : « La transformation du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) augmenterait le PIB de 0,2 % d’ici à 2021, estime le Trésor. Mais à long terme, la “bascule” aura “des effets globalement neutres sur l’activité et l’emploi”, avoue le Trésor. »

Mais un peu plus loin, il révèle : « Le problème, c’est que cette évaluation diffère de celle citée dans la première version du rapport du comité de suivi du CICE. Cette version, que Les Échos se sont procuré il y a dix jours, affirmait en effet que la transformation du crédit d’impôt en baisse de charges « aura des effets globalement neutres sur l’activité et l’emploi ». Le rapport publié ce mardi par le comité d’évaluation a été changé et intègre désormais les résultats de l’étude du Trésor. Le représentant du Trésor au comité de suivi a informé les membres des résultats de l’étude mais ne leur a fourni aucun document écrit permettant de valider ses conclusions. Il était en effet politiquement difficile d’estimer que « ce gain en trésorerie significatif pour les entreprises », comparable « à une relance de près d’un point de PIB », selon les termes du Trésor, n’aurait pas d’impact sur l’activité économique à l’heure de la désindexation des retraites ».

Ainsi donc, en 2019, ce ne sont plus 20 mais près de 40 milliards qui seront distribués aux entreprises pour un résultat que seul le ministère des Finances, moyennant quelques manipulations grossières, estime positif. Toutes les autres sources au contraire estiment que cette bascule aura au mieux un effet nul, et pour certaines même négatif. C’est le cas d’une partie du patronat, notamment de P. Darmayan, le président de l’UIMM, qui estime que « Le basculement du CICE en allégements de cotisations va accroître de 2,8 % les allégements existants sur les salaires entre 1 et 1,3 SMIC, diminuer de 7,4 % les allégements sur les salaires entre 1,3 et 1,6 SMIC, et faire chuter de 20,4 % les allégements entre 1,6 et 2,5 SMIC. Si bien qu’au final, l’industrie, qui emploie plus de salariés qualifiés que le reste de l’économie, sera le secteur d’activité le plus pénalisé par le passage au nouveau dispositif : les entreprises industrielles vont perdre près de 1 milliard d’euros dans l’opération… À l’inverse, l’hôtellerie-restauration, secteur protégé de la concurrence internationale, ne perdra que 100 millions d’euros… »4

Et P"hilippe Darmayan de conclure

Une fois de plus Bercy, adepte inconditionnel des allégements de bas salaires, a imposé son point de vue. Même si cette politique, poursuivie avec acharnement depuis vingt-cinq ans, n’a pas favorisé la compétitivité globale de l’économie, ni permis de lutter efficacement contre le chômage."

Difficile d’être plus clair… 

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1. Les échos du 3 octobre 2018.

2. Les échos du 7 février 2018.

3. Rapport du comité de suivi du CICE octobre 2018.

4. Les échos du 4 décembre 2018.

 

CICE: quelques rappels

Le CICE consiste en une réduction d’impôt sur les bénéfices (ou de l’impôt sur le revenu pour les micro entreprises), égale à un pourcentage du total des salaires de l’entreprise inférieurs à deux fois et demi le SMIC. Ce pourcentage, fixé à 4 % des salaires de 2013, a été porté à 6 % de 2014 à 2016. Les salaires de 2017 bénéficient d’un taux majoré à 7 %, tandis qu’en 2018 le taux a été ramené à 6 %. Pratiquement, le CICE a vocation à s’imputer sur le montant de l’IR ou de l’IS, donc l’année suivant le versement des salaires sur lesquels il est calculé. Si le montant du CICE est trop élevé par rapport au montant de l’impôt dû, l’excédent restant aura vocation à se reporter sur 3 ans. Enfin, l’entreprise pourra solliciter le remboursement de l’excédent de CICE qu’elle ne sera pas parvenue à imputer sur les 3 ans. C’est ce qui rend son évaluation annuelle difficile, un écart important existant entre les déclarations des entreprises (la créance) et la réduction effective appliquée par le fisc (la consommation).

Les caractéristiques majeures de ce dispositif d’assistance au patronat ont été unanimement dénoncées par tout ce que la République compte d’organismes en charge de la supervision de la dépense publique, du parlement à la Cour des comptes :

– absence de toute sélectivité puisque toutes les entreprises peuvent y prétendre, quelle que soit leur situation financière ;

– absence de toute contrepartie de la part des entreprises bénéficiaires en termes d’engagement pour l’emploi, les salaires ou l’investissement ;

– inégalité profonde de traitement des entreprises, puisque 0,03 % des entreprises (les plus grandes) s’arrogent près de 30 % de la manne des fonds publics ainsi dilapidés.

 

Répartition du CICE 2016

% du nb d’entreprises

 %des sommes reçues 

Microentreprises

79,92

14,43

PME

19,41

34,43

ETI

0,64

22,15

Grandes entreprises

0,03

28,99

Total

853 853

17 438,4

 

 

2014

2015

2016

2017

2018

2019

2020

2021

2022

En milliards d’euros

6,6

12,5

12,8

15,7

20,1

19,6

9,9

8,6

2,8

 

 

Prélèvements fiscaux ou prélèvements du capital : il faut choisir !

Par Durand Jean Marc, le 31 October 2018

Prélèvements fiscaux ou prélèvements du capital :  il faut choisir !

Au moment où le mouvement des gilets jaunes met en avant la question de l’injustice fiscale, faisant le constat d’une forte et permanente élévation du poids des taxes alors que fond l’imposition des plus riches et des entreprises, il est utile d’observer les principales évolutions à l’œuvre depuis un quart de siècle, que ce soit au niveau international ou national.

Une tendance lourde au niveau européen et mondial

Jamais la concurrence fiscale internationale n’a été aussi féroce, allant jusqu’à prendre la forme d’une véritable guerre. Dans une course folle au moins-disant fiscal, les États, particulièrement ceux de l’OCDE, sous la pression des marchés et des multinationales, rivalisent d’inventivité dans la création de législations toujours plus permissives pour la fiscalité des entreprises, du capital et de la fortune. Dans une sorte de connivence avec le système bancaire, ces mêmes États vont jusqu’à fermer les yeux sur l’existence des paradis fiscaux. Ils sont même nombreux à ambitionner d’obtenir ce label avec le secret espoir d’attirer le maximum de capitaux sur leur place financière. C’est la raison pour laquelle les paradis fiscaux ne sont pas installés que dans des îles plus ou moins paradisiaques d’ailleurs. Beaucoup ont en effet pignon sur rue dans les plus grandes capitales européennes : Luxembourg, Bruxelles, Londres, Genève, Amsterdam, etc. Pourtant fleurissent de partout des discours contre l’évasion et l’optimisation fiscale, formule habile pour masquer ce qui est de l’authentique fraude. Mais les propositions pour traiter cet évitement fiscal, autre formule « soft » du moment, sont très souvent paradoxales. Ainsi l’Europe, au motif de juguler le dumping fiscal en matière d’impôt sur les sociétés (IS), propose l’ACCIS, système d’assiette commune pour l’impôt sur les sociétés. Or, dans les faits, ce système tend ni plus ni moins à imposer les bénéfices de toutes les sociétés d’un groupe installées sur le territoire de l’Union européenne au plus faible taux en vigueur dans l’ensemble de cette zone.

Par contre, un autre projet est dans les cartons de l’Union européenne ; mais, ne traitant pas de la même catégorie de contribuables ni du même type d’impôt, les conséquences risquent d’être très différentes de celles de l’ACCIS. Ce projet concerne la TVA intracommunautaire. Il vise à appliquer aux livraisons de biens sur le territoire de l’Union le taux en vigueur dans le pays d’origine du produit et non plus celui du pays de destination comme c’est le cas aujourd’hui. Ce changement de principe pourrait pousser au final à une hausse de taux, principalement dans les pays moins exportateurs et à plus faible taux ; ces derniers pouvant être sinon confrontés à une « balance TVA intracommunautaire » en permanence déficitaire.

La mise en regard de ces deux projets permet de dresser le constat suivant :

– Dans un cas, il s’agit de l’imposition des entreprises et d’un impôt, l’IS. La solution proposée conduit par un tour de passe-passe à entériner l’affaiblissement de cette forme d’imposition et, à ce titre, de la contribution globale des entreprises, têtes de groupe comme filiales.

– Dans l’autre il s’agit d’une taxe payée par les personnes, le consommateur final. Sans hésitation, le choix proposé suit des modalités qui poussent à la hausse de ce type de prélèvement.

Pas besoin de grandes explications pour observer qu’une telle option politique entérine de façon patente un traitement inégalitaire des contribuables en fonction de leur catégorie. Il fait d’une pierre deux coups. D’une part, il n’y a aucun embarras à mettre à contribution le citoyen consommateur alors que les entreprises sont pour le moins cajolées. De l’autre, le principe des taxes tend à prendre toujours plus le dessus sur l’impôt (TVA/IS), ce qui est la marque de fabrique de la fiscalité anglo-saxonne au chevet permanent des entreprises et de la finance. Aujourd’hui, les idées de taxes fleurissent de partout. Directement inspirées de la philosophie fiscale anglo-saxonne, elles sont même souvent présentées comme le remède pour compenser le manque à gagner en matière notamment de fiscalité des entreprises alors que dans les faits, consciemment ou pas, ces propositions constituent une dangereuse fuite en avant qui peut conduire au final à la disparition pure et simple de tout impôt sur les sociétés sur le territoire de l’Union européenne. L’évolution du taux de l’IS dans l’ensemble des pays de l’Union européenne donne clairement à voir une telle tendance ; se reporter pour cela au tableau page 24 du numéro 766-767 d’Économie et Politique.

Au plan mondial, diverses déclarations du G7 les 26 et 27 mai 2016 et du G20 dans un rapport de juillet 2017 à propos de la mise en place et du suivi d’un impôt mondial auquel aucun revenu n’échapperait, le BEPS, l’acronyme de Base Erosion and Profit Shifting, semblent vouloir donner le ton. On y trouve des remarques judicieuses et quelques idées qui pourraient jeter les bases d’un processus intéressant d’appropriation fiscale des flux de productions et de capitaux à l’échelle de la planète à partir de chaque État. Un plan d’action en quinze actes est proposé s’articulant autour de trois piliers essentiels :

« 1- harmoniser les règles nationales qui influent sur les activités transnationales ;

2- renforcer les exigences de substance dans les standards internationaux existants afin que l’impôt soit prélevé là où les activités économiques se déroulent et où la valeur est créée ;

3- améliorer la transparence ainsi que la certitude pour les entreprises qui ne se livrent pas à des stratégies de planification agressive. »

Et le rapport de préciser : « Assurer l’équité, la cohérence, la transparence et l’alignement de l’impôt sur le lieu de l’activité économique réelle dans l’écheveau complexe des dispositions fiscales internationales couvrant pratiquement toutes les activités économiques mondiales exige un effort et un engagement considérables. Les travaux visant à faire de ces ambitions une réalité ont commencé et ont déjà des effets sensibles, mais des transformations encore plus profondes ne manqueront pas de se produire ».

Le constat est juste mais le défi majeur. Les idées avancées par le G7 consistent à mettre au point une fiscalité mondiale via des actions coordonnées et à partager sans barrière les informations. Il est de ce point de vue juste de dire que les autorités fiscales d’un pays, une fois en possession d’une visibilité sur toutes les facettes d’une transaction au lieu de ne disposer que de la seule dimension locale, auraient plus de facilité pour s’attaquer à la globalité du problème posé par le recouvrement de l’impôt sur leur territoire.

Pour atteindre un tel objectif, une première initiative semble absolument nécessaire, ce qui ne semble pas gagné d’avance : coordonner et croiser les actions engagées et les informations détenues aux différents niveaux d’organisation internationale que sont l’OCDE qui assure le secrétariat technique et traite les questions de fiscalité mondiale, le FMI qui prend le relai politique du G7 tout en ayant recours à d’autres organisations multilatérales pour assurer des tâches spécifiques, les Nations unies où se traitent de façon privilégiée les questions liées au changement climatique.

Ce serait une première avancée concrète pour parvenir à l’ambitieux projet de fiscalité mondiale qu’est, en la forme au moins, le BEPS qui propose un plan d’action pour juguler l’érosion des bases et le transfert de bénéfices. Au-delà, il faut des actes politiques forts, particulièrement des membres des G7 et G20, c’est-à-dire des chefs d’État et de gouvernement qui le composent. Des responsables qui devraient déjà commencer par mettre en œuvre eux-mêmes, sur leur territoire national, les mesures qu’ils préconisent au plan international. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’il y a loin de la coupe aux lèvres. Il suffit d’observer l’attitude des présidents français au cours de ces dernières années qui siègent pourtant régulièrement aux G7 et G20. E. Macron ne vient-il pas de décider de baisser le taux de l’impôt sur les sociétés et d’une réforme totalement régressive des pratiques du contrôle fiscal en France ? Comment cela peut-il s’accorder avec une vision de reconquête fiscale mondiale ? Par ailleurs, lorsque l’on observe le sort réservé à la monnaie mondiale, les DTS, droits de tirages spéciaux, depuis 1948, on se dit que les multinationales n’ont pas de gros soucis fiscaux à se faire dans l’immédiat. On attend toujours des applications concrètes des déclarations de Barack Obama et Angela Merkel du 27 mai 2016 à propos de ce plan de fiscalité mondiale : «Il est crucial que la mise en œuvre du Plan d’action du G20 de l’OCDE, concernant l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices (BEPS), se déroule de façon régulière, cohérente et concertée…»? On est encore dans l’attente des retombées palpables du rapport de juillet2017 dans les pratiques fiscales nationales.

Dans la réalité, peu d’efforts sont faits, peu d’actes sont accomplis. La communication autour de ces enjeux cruciaux reste encore beaucoup trop confidentielle et souvent dans un jargon qui les rend incompréhensibles. En fait tout semble se passer pour que tout bouge sans que rien ne bouge. Enfin, tout en tenant compte des différences de vocabulaire, le mot « taxes» en anglais recoupant en fait l’idée globale de prélèvement obligatoire, d’impôt, de redevance et de taxe, le penchant du G7 semble bien être l’instauration d’une taxation à taux unique sur des volumes de transactions plutôt que de travailler véritablement à définir les principaux éléments pouvant entrer dans la construction dune assiette qui serait ensuite soumise à un impôt sur les sociétés dont ce même G7 affirmerait par ailleurs le principe et la nécessité d’existence dans chaque pays.

Et qu’en est-il en France ?

Sur le territoire national, la fiscalité des entreprises suit la même tendance qu’au plan européen et mondial. Au cours des quinze dernières années elle a successivement été allégée de la taxe professionnelle, de l’IFA et de la C3S. Après le CICE, le CIR, le report indéfini des déficits, le régime de la fiscalité de groupe, le taux de l’IS va passer définitivement à 25 % en 2022. Ainsi l’ensemble de ces dispositifs conjugués a pour conséquence qu’en 2019, si le montant brut de l’IS est estimé à 66,7 milliards, son rapport net n’est lui évalué qu’à 31,5 milliards. Le CICE, le report des déficits, la fiscalité de groupe, seront passés par là. Il faut ajouter à ce tableau que la propriété intellectuelle n’est taxée qu’à 15 % et que beaucoup de plus-values sont exonérées ou quasi exonérées. Quant aux dividendes, ils jouissent d’un abattement de 40 %. Dans certains cas, l’application de cet abattement fait que des contribuables dont le revenu global devrait facilement atteindre la tranche d’imposition à 45 %, sont tout juste imposés au niveau de la première tranche à 14 % voire sont même parfois en crédit d’impôt. D’ailleurs pour couronner le tout un prélèvement forfaitaire unique (PFU) au taux de 30 % a été créé en 2018. Enfin s’agissant de la fortune, l’ISF sur la propriété mobilière a disparu. Rappelons que le taux sommital de l’IR est passé de 65 % avec 14 tranches en 1993 à 45 % et 6 tranches aujourd’hui.

À la place de ces impôts et de leur rapport, de multiples taxes ont fleuri. Pour ne prendre qu’un exemple, à ce jour le rapport des taxes perçues au titre de la fiscalité écologique est de 70 milliards régulièrement pillés par l’État pour son budget général. Parmi elles, la TICPE qui devait rapporter au budget 2019, avant le mouvement des gilets jaunes, 37,7 milliards + 7,5 milliards de TVA.

Clairement, c’est le contribuable modeste et moyen, surtout le contribuable consommateur, qui paie. Le budget 2019 nous fournit une autre démonstration de cette évolution. Les mesures d’allégements de prélèvements obligatoires représentent 6 milliards pour les ménages (réduction de la TH et transfert des cotisations sociales sur la CSG), cela indépendamment des hausses de taxes et de la baisse de prestations sociales prévues qui risquent de réduire à néant cet allégement. Les entreprises bénéficient de 18,8 milliards sans risque de voir rogner par quoi que ce soit cette sympathique manne.

S’ajoute à cette injustice flagrante une injustice plus grave encore : la mise en cause de l’accès aux services publics pour cette même catégorie de population. Non seulement, au nom de la rentabilité du capital (en 2018, 180 milliards de dividendes et 67 milliards de charges d’intérêts ont été payés par les entreprises), cette population croule sous le poids des taxes, perçoit de faibles salaires, subit le chômage et la précarité, mais elle se voit en plus privée de droits humains et sociaux élémentaires, que ce soit en matière d’accès à la santé, aux transports, à l’éducation.

Les voies d’une alternative réelle

Des mesures urgentes sont nécessaires pour établir la justice et l’efficacité fiscale. Face à l’organisation mondialisée de la production ces mesures doivent concerner et être opérantes à la fois aux niveaux national, européen et mondial. La volatilité des capitaux, les difficultés à localiser le lieu d’exercice de certaines activités que rend possible une utilisation détournée des technologies informationnelles, imposent une telle cohérence de propositions. L’enjeu majeur est la fiscalité des entreprises. Au plan national l’IS doit être rendu progressif et modulé pour prendre en compte la capacité contributive de chaque entreprise en fonction de la nature et du volume de ses activités et agir à partir de critères d’efficacité sociale et environnementale sur l’utilisation des bénéfices réalisés.

Au stade européen un serpent fiscal dont le fonctionnement et le bornage seraient placés sous le contrôle de commissions mixtes (commissions de l’harmonisation fiscale) installées au niveau européen et de chaque État et rattachées aux parlements, concernerait l’IS, l’IR et la TVA. Les États seraient incités à développer une véritable politique fiscale en ces trois domaines par une modulation des taux d’intérêts du crédit proposé par le fonds européen social, solidaire et écologique, pour leurs investissements de services publics.

Au niveau mondial, il serait proposé la création d’une nouvelle institution fiscale mondiale adossée à l’ONU. Elle intégrerait les missions fiscales de l’OCDE, le rôle politique décisionnel imparti au FMI et l’action incitative en matière d’écologie. Les objectifs prioritaires de cette institution seraient de localiser, de suivre et d’informer les États des lieux d’activités, des méthodes de production et des flux financiers intragroupes et inter États, y compris vers les paradis fiscaux. Elle aurait en outre pour fonction de définir et de proposer à tous les États qui voient s’échapper des opérations normalement imposables au titre des bénéfices des entreprises, les éléments et les moyens d’établir une base concrète et objective d’imposition. À charge pour chaque État, ainsi incité, d’appliquer sa fiscalité des entreprises avec à la clé des conséquences sur ses conditions d’accès au crédit, par exemple auprès du FMI, de la banque mondiale ou des banques zonales, la BCE en ce qui concerne l’UE ; ce qui permettrait dans les faits d’utiliser l’argent, l’euro, mais aussi une nouvelle monnaie commune mondiale à la place du dollar hégémonique, en faveur de l’humain contre les marchés financiers.

L’efficacité de ces dispositifs dépendrait pour une part déterminante, d’une extension, dès le niveau local, des droits démocratiques des salariés afin qu’ils disposent concrètement de moyens d’intervention décisionnels dans les choix de gestion des entreprises. zzz

                                                                                                                                            

Lexique :

IS: impôt sur les sociétés

IFA: impôt forfaitaire annuel pour les sociétés ne payant pas l’IS

C3S: contribution sociale des sociétés

Cice: crédit d’impôt compétitivité emploi

Cir: crédit impôt recherche

Ticpe: taxe intérieure sur la consommation de produits énergétiques

IR: impôt sur le revenu,

Report des déficits: possibilité pour les entreprises de reporter indéfiniment dans le temps leurs déficits.

TVA: taxe sur la valeur ajoutée

PFU: il s’applique notamment aux revenus des placements financiers suivants, à savoir aux revenus mobiliers aux plus-values de cession de valeurs mobilières soumises à l’impôt sur le revenu, à l’assurance-vie. Il s’agit d’un taux forfaitaire. Son taux global est de 30  %, incluant 12,8  % au titre de l’impôt sur le revenu et 17,2  % au titre des prélèvements sociaux.

BCE: banque centrale européenne

FMI: fonds monétaire international

ONU: organisation des Nations unies

OCDE: organisation de coopération et de développement économiques

BEPS : Base Erosion and Profit Shifting (Érosion de la base et transfert des bénéfices)

 

 

Un colloque syndical sur le coût du capital et ses conséquences économiques et sociales

Par Mansouri Nasser , Sauviat Catherine, Cordonnier Laurent, le 31 October 2018

Un colloque syndical sur le coût du capital et ses conséquences économiques et sociales

Dans le cadre de sa campagne contre le coût du capital engagée en 2013, la CGT avait organisé en juin 2014 un colloque au CESE, avec le concours des Économistes atterrés. Le colloque était organisé autour de deux tables rondes, la première sur les conséquences économiques et sociales du coût du capital, la seconde sur les alternatives. Avec l’aimable autorisation de la CGT et de l’IRES (Institut de recherches économiques et sociales), nous reproduisons les interventions de Laurent Cordonnier, Catherine Sauviat et Nasser Mansouri-Guilani qui ont ouvert la première table ronde, animée par Michel Husson, chercheur à l’IRES. L’intégralité des débats a été reproduite dans une brochure intitulée Débattre du coût du capital, initiatives CGT, recherche et journées d’étude et conjointement publiée par la CGT et l’IRES.

Laurent Cordonnier*

C’est un moment évidemment important où les travaux que nous avons entrepris en commun trouvent un débouché public au sein des institutions de la République. Je considère que c’est assez rare dans la vie d’un chercheur, que de se sentir utile à ses contemporains et à la République. Je vais très brièvement rappeler le contenu de cette étude et insister sur deux points principaux qui ont pu faire controverse.

Le but de cette étude du Clersé était de proposer la construction d’un indicateur de surcoût du capital. L’idée était de mesurer ce qui dans la rente financière, c’est-à-dire les intérêts et dividendes payés par les entreprises, était la partie inutile, complètement indue ou sans justification économique. Autre but également : mesurer cette rente financière en la rapportant à quelque chose de comparable, le coût économique du capital.

L’originalité de cette étude, c’est d’avoir trouvé une bonne manière de formuler ce qui constitue le surpoids imposé aux entreprises par la norme financière – surpoids relativement à leur besoin d’investir, de faire croître le stock d’équipements ou de les améliorer. Nous avons essayé d’isoler, dans le montant des dividendes et des intérêts versés par les entreprises, ce qui pouvait recevoir une justification économique, en étant pour partie la compensation d’une prise de risque des prêteurs ou des actionnaires, et ce qui était pour partie la compensation d’un coût d’organisation de la finance. Nous avons donc essayé d’isoler ce qui était justifié, de ce qui ne l’était pas, et avons rapporté cette partie non justifiée à investissement.

Ce que nous avons pu mettre en évidence, c’est que par rapport aux vingt dernières années des Trente glorieuses, ce surcoût du capital, cette partie complètement dispensable de la rente, son poids relativement à la formation brute de capital fixe annuel, a triplé. Ceci, on le constate quelles que soient les modifications, les améliorations ou les coquetteries que l’on cherche à faire autour de cet indicateur. Un triplement de ce surcoût ou surpoids du capital financier, dont la montée en flèche est très nettement observable au début des années 1980, c’est-à-dire au moment du tournant néolibéral et de la globalisation financière.

Il y a en première instance deux explications qui se combinent pour rendre raison de l’augmentation de ce surcoût du capital.

Dans un premier temps, au tournant des années 1980 et jusqu’à la moitié des années 1990, l’augmentation de ce surcoût est due à l’envolée des taux d’intérêt réels un peu partout dans le monde, sous leffet des politiques monétaristes extrêmement restrictives. La montée des taux d’intérêt réels fait dans un premier temps grimper la rente financière, dans sa composante « versement des intérêts aux prêteurs ». Et puis, quand ces politiques se sont plus ou moins adoucies, au milieu des années 1990, les taux d’intérêt ont reflué, et à ce moment-là, c’est le montant des dividendes versés aux actionnaires qui a explosé, comme si les actionnaires étaient venus prendre la place du trou creusé par le bras armé des politiques monétaires, pour que la rente ne disparaisse pas et n’aille pas dans d’autres poches.

Évidemment, cette étude a été assez discutée. L’une des principales critiques ou objections qui nous a été adressée a été la suivante : « Il ne s’est pas passé grand-chose finalement depuis quinze ans ou vingt ans. » On nous a dit : « Les dividendes ont certes augmenté, mais comme les taux d’intérêt ont aussi consi dérablement baissé, il n’y a eu qu’un phénomène de vases communicants dans ce coût du capital, sur un profil global qui est complètement plat. » Cest de cette manière-là que ceux qui sopposent aux conclusions de cette étude la combattent, en nous disant : il ne s’est rien passé, sinon une substitution des dividendes aux intérêts.

Ceux qui arrivent à ce résultat doivent faire, pour y parvenir, deux entorses à la statistique ou à la méthode.

Première entorse : ils doivent regarder les choses sur une période suffisamment courte pour que ce soit vrai – et c’est vrai qu’en ne regardant que les 15 dernières années, c’est bien ce qui s’est passé. Mais si on compare la période d’aujourd’hui à ce qu’était l’économie à la fin des Trente glorieuses, ils verraient qu’il y a un triplement de cette rente.

Deuxième entorse qui doit être faite à la bonne méthode pour pouvoir tenir ce discours : négliger de prendre en compte, dans lévaluation du coût du capital, la dépréciation de lendettement des entreprisesdépréciation qui provient de linflation. Effectivement, si on ne tient pas compte sur cette dépréciation des dettes, on tend sur une longue période à avoir un profil beaucoup moins ascendant du surcoût du capital, mais c’est oublier que pendant très longtemps, l’inflation a considérablement allégé la rente financière des entreprises, en diminuant le poids de leur endettement.

Ce que nous avons essayé de faire comprendre aussi dans cette étude, c’est que l’important s’agissant de la « ponction actionnariale », comme l’a appelée Michel Husson, chercheur à l’Ires, ce n’est pas simplement l’effet de prélèvement qu’elle opère sur les autres acteurs de l’économie. Cet effet de prélèvement n’est certes pas négligeable. Là où au début des années 1980, le total des intérêts et des dividendes représentait 3 % de la valeur ajoutée des entreprises, il en représente aujourd’hui 9 %. Donc, il y a bien eu accroissement de la ponction d’intérêts et de dividendes sur l’ensemble des revenus des acteurs, et bien sûr des salariés. Ceci est incontestable.

Mais peut-être que l’effet le plus important de l’élévation de cette norme financière, c’est qu’elle exerce un effet de sélection absolument draconien et implacable sur les projets d’investissement ou d’entreprise qui sont mis en œuvre. Pour le dire d’une manière peut-être trop schématique : aujourd’hui, dans le monde dans lequel nous vivons, il n’est pas possible pour les entreprises privées d’entreprendre des projets d’investissement qui, au moins sur le papier, n’emportent pas la promesse d’un retour sur fonds propres de 15 %.

Le taux de rentabilité demandé de l’investissement du capital des projets d’entreprise est d’au moins 15 %, ce qui veut dire qu’il y a tout un monde qui a disparu, et qui est difficile à imaginer, puisque précisément il a disparu.

Le monde qui a disparu, c’est le monde des projets d’investissement qui rapportent du 14 %, du 13 % ou du 12 %, du 5 %, du 2 % et du 1 %, c’est-à-dire un ensemble de projets qui pourraient être économiquement utiles, socialement pertinents et écologiquement urgents. C’est cet effet de « disparition » qui nous apparaît au moins aussi important que l’effet de captation exercée par l’élévation de la norme financière. Pourquoi ce coût du capital a-t-il explosé ? Il a explosé parce que les structures de la finance se sont modifiées, en particulier parce que ce n’est plus la veuve de Carpentras qui détient aujourd’hui des actions ou des obligations, mais ce sont les investisseurs institutionnels qui possèdent en majorité les titres d’entreprise, et ils sont capables de s’appuyer sur une discipline de marché qui arme le bras et le pouvoir des actionnaires, pour extraire cette ponction.

Plus fondamentalement encore, c’est l’organisation de marchés financiers liquides, très volatils, internationalisés, qui créent de l’instabilité financière et qui d’une certaine façon mettent ces investisseurs institutionnels en disposition économique et psychologique de réclamer une prime de risque pour cette volatilité, ce qui est un paradoxe extraordinaire puisque c’est le fruit de leur fébrilité, leur agitation, leur inquiétude ou « risquophobie » que les investisseurs arrivent à faire payer aux entreprises, alors que ces marchés ont théoriquement été pensés pour faciliter les choses à ces investisseurs en leur assurant la liquidité.

Catherine Sauviat**

De quoi parle-t-on quand on parle de financiarisation ? Il y a plusieurs acceptions possibles et elles sont complémentaires. On peut parler de financiarisation quand on constate le poids accru du secteur financier dans l’économie, notamment comme source de profit. La financiarisation évoque aussi le développement de logiques financières à l’intérieur même d’entreprises non financières, ou encore la dépendance des entreprises non financières aux logiques financières comme source de profit (présence de filiales financières captives, etc.). La financiarisation, comme l’a rappelé Laurent Cordonnier, renvoie également à l’affirmation du dogme ou de la primauté de la maximisation de la valeur actionnariale, associé à l’émergence des investisseurs institutionnels, qui sont devenus des puissants intermédiaires sur les marchés financiers. Donc, la financiarisation n’est pas seulement associée à une dynamique spéculative des marchés financiers. C’est d’ailleurs tout l’intérêt de l’étude coordonnée par le Clersé que de montrer l’étroite articulation entre le processus de financiarisation de l’économie (élévation de la rente financière et du coût du capital) et la dynamique médiocre de la demande, tant du côté de la demande de consommation des ménages que de la demande d’investissement des entreprises.

De quoi parle-t-on plus précisément quand on parle de financiarisation de l’économie française ? Et comment ce processus s’est-il affirmé ? Il faut rappeler que François Morin, dans les années 1970, caractérisait déjà les grandes entreprises françaises comme étant des groupes financiers à dominante industrielle, dès lors qu’elles adoptaient une organisation en holding, qu’une partie importante de leur capital était détenue sous la forme d’actions négociables en Bourse, et qu’au niveau de la holding, elles s’engageaient dans des opérations de marchés financiers, aux côtés de leurs activités industrielles. Mais évidemment, à la faveur de la déréglementation financière, du décloisonnement des marchés financiers et des vagues de privatisation, en particulier celle de 1993, apparaissent des acteurs nouveaux tels que les investisseurs institutionnels et étrangers, qui entrent alors au capital des grandes entreprises françaises et qui sont en quête de placements financiers diversifiés. On trouve à la fois des investisseurs à gestion relativement passive, comme les fonds de pension, les gestionnaires d’OPCVM, les compagnies d’assurance. Mais on va trouver dans les années 2000 une catégorie d’investisseurs à gestion beaucoup plus agressive, que sont les hedge funds, les fonds de private equity, de LBO, etc. Cela se traduit par une montée de la part des investisseurs non-résidents dans le capital des entreprises françaises. De la fin des années 1990 à 2012, ils passent de 36 à 46 % de la capitalisation boursière des entreprises du CAC 40, soit 10 points de pourcentage d’augmentation.

Ce changement d’actionnariat à la tête des grandes entreprises se traduit par un mode d’évaluation de leurs activités par ces investisseurs très différent du mode d’évaluation bancaire qui prévalait, soit une évaluation publique fondée sur la valeur boursière, qui va soumettre les entreprises à de nouvelles contraintes et de nouvelles pressions.

Le développement de cette finance de marché reconfigure les relations de pouvoir à l’intérieur des entreprises, à la fois entre les actionnaires et les dirigeants, mais aussi entre les dirigeants et les administrateurs des grandes entreprises cotées. On assiste en France au développement d’un marché pour le contrôle des entreprises qui s’accélère à la fin des années 1990, avec une série d’OPA hostiles dont le montant des opérations s’amplifie (Société générale/BNP/Paribas en 1999, Mittal/Arcelor en 2006).

Pour aligner les intérêts des dirigeants sur ceux des actionnaires, conformément à la théorie de l’agence, se diffusent des formes de rémunération des dirigeants fondées sur les performances du cours de l’action (les stocks options, ou encore les actions gratuites), qui vont aboutir à une augmentation substantielle des rémunérations des dirigeants. Cette question est d’ailleurs revenue en force dans le débat public ces dernières années.

Autre indicateur de ces changements, une partie croissante des profits est redistribuée aux actionnaires, comme l’indique l’évolution de différents ratios pointés dans le rapport du Clersé ou encore l’évolution du montant des dividendes distribués et des rachats d’actions dans les entreprises du CAC 40. Ces montants augmentent jusqu’à 2007, connaissent une chute en 2008-2009 puis reprennent à partir de 2010, mais sur une pente plus douce qu’avant la crise.

Les rachats d’actions qui s’étaient développés avant la crise, ne sont toutefois pas une forme importante de restitution de cash aux actionnaires en France, contrairement aux États-Unis où cette pratique s’est banalisée au point d’avoir dépassé en montant dès 1997 les dividendes comme mode privilégié de distribution de cash aux actionnaires. Cela est lié au poids des stocks options dans la structure des rémunérations des dirigeants américains, qui est bien plus important que dans celle des dirigeants français.

On assiste aussi à une reconfiguration des relations de pouvoir entre les dirigeants et les administrateurs, avec une présence de plus en plus affirmée des administrateurs indépendants au sein des conseils d’administration des grandes entreprises françaises, une fonction qui tend à se professionnaliser, En revanche, la présence des administrateurs salariés reste marginale, malgré l’adoption de la loi NRE en 2001, et la loi plus récente de sécurisation de l’emploi en 2013, dont les effets risquent de rester assez limités. Malgré ce changement et ce pouvoir d’influence des actionnaires, les dirigeants conservent une relative autonomie décisionnelle dans les stratégies des entreprises.

Ce processus de financiarisation est consubstantiel de la montée en puissance de groupes de sociétés, c’est-à-dire de la spécialisation au sein des groupes entre d’un côté la holding, et de l’autre ses filiales. La holding concentre l’essentiel des fonctions financières et joue un rôle majeur dans le financement mais aussi l’endettement des filiales non financières. Elle va emprunter aux banques et sur les marchés pour le compte du groupe, et rétrocède une partie de ses emprunts aux filiales du groupe. Et les filiales font remonter à leur tour des flux de revenus (dividendes, etc.) vers la holding, ces flux intragroupes étant bien analysés dans les travaux de la Banque de France.

L’effet est important. Cette montée des prélèvements, que ce soit de la part des créanciers ou des actionnaires, participe à la baisse du taux d’épargne des entreprises, à la baisse de leur taux d’autofinancement, et donc cela impose une pression sur les investissements, notamment les investissements en R & D. Si l’on compare sur une période de vingt ans (1993-2012), d’un côté, la courbe d’évolution des dividendes nets distribués des sociétés non financières, et de l’autre, la dépense intérieure de recherche-développement des entreprises, on s’aperçoit que les sommes consacrées par les entreprises à la recherche-déve loppement sont en fin de période deux fois moins importantes que celles qui sont consacrées à la distribution nette des dividendes. C’est vraiment là l’expression d’un « capitalisme sans projet » pour reprendre les mots de Patrick Artus, ou dont le seul projet est de sélectionner les investissements dont le niveau de rentabilité satisfasse les actionnaires.

Ce processus de financiarisation ne peut être, non plus, dissocié de la mondialisation productive. Avec Claude Serfati, nous travaillons à l’Ires sur les comportements d’investissement à l’étranger des firmes multinationales françaises.

Prenons l’exemple du secteur automobile pour illustrer cette financiarisation. L’éclatement des chaînes de valeur dans ce secteur a abouti à une croissance des échanges intra-entreprise et inter-entreprise, et cela nécessite des financements, si bien que l’activité bancaire prend de plus en plus d’importance dans la stratégie et les résultats des groupes de l’automobile, comme certains travaux l’ont montré.

En regardant de plus près les investissements directs à l’étranger de l’industrie automobile française dans le monde, nous nous sommes aperçus que la part de la Suisse est passée, entre le début des années 1990 et 2012, de 13 à 24 %, un phénomène qui obéit manifestement à des implantations financières plutôt qu’industrielles.

Nous savons aussi, selon les données de la Banque de France, qu’à la fin des années 2000, les filiales étrangères des deux grands constructeurs français, Renault et Peugeot, ont affiché des profits à l’étranger qui sont plus importants que leur résultat net consolidé, lequel était devenu négatif, et que plus globalement, 53 % des groupes français du CAC 40 tirent aujourd’hui plus de la moitié de leur résultat net courant consolidé des revenus nets d’investissements directs à l’étranger (contre 40 % en 2005). Tout cela pour dire que la financiarisation est indissociable du processus de mondialisation des groupes, et de la mondialisation du capital.

Nasser Mansouri-Guilani***

En guise d’introduction, l’étude du Clersé apporte énormément et très utilement au débat public – politique, économique et social, débat qui avait déjà commencé dans la société. Ainsi, entre 2005 et 2010, plusieurs travaux du CESE portaient sur des thèmes proches. Par exemple, le CES a adopté en 2008 un avis intitulé « Dynamiser l’investissement productif en France ». Le rapport qui accompagne cet avis fournit une analyse assez fouillée des conséquences négatives de la financiarisation sur l’économie en général et particulièrement sur l’investissement productif, public comme privé. Ce que je vais dire pourrait paraître corporatiste, mais il faut aussi mentionner les travaux réalisés, depuis plus de 10 ans, dans la CGT et plus particulièrement dans son secteur économique. C’est suite à ces travaux que la CGT a proposé, dans le cadre de l’Ires, une recherche académique que l’équipe du Clersé a bien voulu réaliser.

J’aurais deux points à aborder : le premier, le coût du capital aujourd’hui ; le deuxième, le coût social du capital.

Je partage largement l’analyse présentée par Laurent et par Catherine. Ce qui est important à avoir à l’esprit est que le capital, dans une société capitaliste, n’est pas une chose, un objet : c’est un rapport social. Par conséquent, la rémunération du capital dépend des rapports de forces entre le capital et le travail et de l’évolution du système.

La phase actuelle du développement du système capitaliste, appelée « capitalisme financiarisé », se caractérise notamment par une ponction de plus en plus forte des valeurs créées par les travailleurs, au profit des actionnaires qui se comportent comme des financiers. Ce capitalisme financiarisé, comme l’a bien démontré l’étude du Clersé, augmente le coût du capital, contrairement au postulat libéral qui dit que le développement des marchés financiers va permettre de réduire le coût de financement de l’activité économique. De ce point de vue, l’étude est vraiment très intéressante.

Ceci étant, le Clersé introduit la notion de « surcoût du capital ». Je pense que du point de vue de l’action, pour « changer le système », comme le disait Alain tout à l’heure, il vaut mieux clarifier, en tout cas de mon point de vue, ce qu’on entend par le surcoût du capital. En dépit de ses vertus analytiques, cette notion me paraît discutable. En particulier, elle peut être source de confusion en ce qui concerne la façon dont il faut sortir du capitalisme financiarisé.

Il est évident que les valeurs créées par les travailleurs ne peuvent pas leur être attribuées totalement. Il faut affecter une partie de ces valeurs au renouvellement des équipements, au développement des capacités productives, au paiement des impôts qui sont nécessaires pour financer les services publics. Mais la rémunération du capital relève d’une autre logique. Sous le capitalisme, elle est légitimée au nom de l’esprit d’entreprendre. Autrement dit, les propriétaires et actionnaires disent qu’en investissant, ils prennent un risque et à ce titre, ils revendiquent un prélèvement sur les valeurs créées par les travailleurs. Jadis on appelait ça « l’exploitation capitaliste ». On n’en parle plus, mais dans la réalité, elle est toujours là. Il s’agit donc d’un prélèvement supplémentaire, en plus de ce qui est nécessaire pour l’investissement et les impôts. Et l’étude du Clersé reprend à son compte ce raisonnement. Or, une caractéristique majeure de ce capitalisme financiarisé est que le risque est reporté sur les travailleurs, alors que la rémunération du capital devient de plus en plus onéreuse. Nous sommes donc devant une intensification de l’exploitation des travailleurs. Ce renchérissement du coût du capital est donc systémique, inhérent au capitalisme financiarisé : il représente les conditions d’exploitation des travailleurs aujourd’hui.

Cette hausse du coût du capital, cette intensification de l’exploitation des travailleurs, ce sont des éléments systémiques. Et si on veut résoudre le problème du capitalisme financiarisé, on ne peut pas seulement corriger « l’anomalie » et revenir à un capitalisme normal où on va rémunérer l’entrepreneur au nom du risque qu’il est censé prendre. Cela veut dire qu’il ne suffirait pas de reprendre ces 100 milliards d’euros et de les redistribuer, pour mettre fin à la financiarisation. Bien sûr, il faut le faire et si on arrivait à le faire, ça serait déjà quelque chose, mais cela ne réglera pas notre problème avec le capitalisme financiarisé, car la hausse du coût du capital et de l’exploitation des travailleurs mène nécessairement à l’impasse, à la crise systémique, comme c’est le cas actuellement. Pour sortir de cette impasse, il faut changer de système, établir un nouveau mode de développement qui respecte l’homme et l’environnement.

Cela m’amène au deuxième point sur le coût social du capital. En effet, le coût du capital ne se mesure pas seulement en termes monétaires. Il a aussi un aspect qualitatif : il affecte les conditions de travail, les conditions sociales, les services publics. J’insisterai ici sur les services publics car on a l’impression, y compris parmi nos militants, que le débat sur le coût du capital concerne plutôt le secteur privé.

La logique fondamentale du fonctionnement du capitalisme financiarisé est de répondre avant tout aux exigences financières. Et cette logique s’applique à l’ensemble de l’économie, aussi bien dans le privé que dans le public. Si on prend, par exemple, les arguments du gouvernement pour justifier les politiques d’austérité, on voit bien que l’objectif est de répondre aux normes et critères qui font plaisir aux marchés financiers alors que le peuple veut autre chose, les résultats des élections le montrent.

Cette infiltration de la logique privée dans le fonctionnement des services publics pèse sur les dépenses utiles – par exemple, sur la recherche-développement – et conduit à l’insuffisance de l’investissement public, à la réduction des moyens humains et matériels, à la pression accrue sur les services et les agents, à la suppression de postes, à la perte du pouvoir d’achat. Elle conduit aussi à la privatisation et aux partenariats public-privé (PPP) avec des coûts exorbitants pour la collectivité.

Il suffirait de prendre des cas concrets dans des secteurs stratégiques comme la santé, l’éducation et les infrastructures, où la situation se dégrade. Pour ne citer qu’un exemple, 10 000 enseignants et chercheurs alertent, à travers une pétition, sur l’état détestable de l’enseignement supérieur et de la recherche. Tout cela affaiblit le potentiel productif du pays, ce qui pèse sur le revenu national et donc sur les recettes de l’État. On se retrouve alors dans un cercle vicieux, avec comme conséquences, la dégradation de la qualité des services rendus, l’accroissement des inégalités et la frustration des usagers…

Enfin, il faut mentionner les aides accordées aux entreprises par la puissance publique. On peut les considérer comme « coûts indirects » du capital. On le sait, ces aides s’élèvent chaque année à des dizaines de milliards d’euros. Elles représentent aussi un coût indirect du capital pour la collectivité, car au moins une partie de ces aides, payées avec l’argent des contribuables, va, en dernière analyse, vers les actionnaires au lieu de servir l’intérêt général.

En résumé, le capitalisme financiarisé augmente le coût du capital, intensifie l’exploitation des travailleurs et mène à l’impasse, à la crise systémique. Pour en sortir, il ne suffirait pas de revenir à un capitalisme « normal », il faut changer de système. Il s’agit donc d’un projet alternatif pour une société plus solidaire, plus humaine et plus respectueuse de l’environnement. La CGT y milite et, heureusement, elle n’est pas seule à y travailler. zzz

 

* Clersé, Université de Lille 1 : présentation de l’étude réalisée par le Clersé pour la CGT dans le cadre de l’Ires.

** Ires : La financiarisation de l’économie et le coût du capital.

*** Responsable du Pôle économique de la CGT : une analyse syndicale des conséquences économiques et sociales de la hausse du coût du capital.

 

 

 

 

Conjuguer urgences sociales et mise en accusation du capital

Par Joly Pascal, le 31 October 2018

Conjuguer urgences sociales et mise en accusation du capital

Le Parti communiste français a lancé une grande campagne pour l’augmentation des salaires, et plus généralement du pouvoir d’achat. Cette question est au cœur des mobilisations actuelles dans les entreprises, le secteur des services, du commerce, où se développent les luttes en ce moment, et est au centre des revendications des gilets jaunes. L’exigence de justice sociale et fiscale est le moteur de ce mouvement général en cours.

L’accueil est plutôt bon et nous sommes un peu « portés » par le climat social national. Nous avons une occasion réelle de montrer en quoi les injustices sociales ne sont pas le résultat du hasard, mais le fruit d’une logique économique et de choix en faveur du capital.

Les oreilles se tendent quand, à l’occasion des initiatives que nous avons tenues, les mots salaires, retraites, pouvoir d’achat, sont prononcés. Il y a une grande réceptivité appuyée sur une exigence sociale très forte. Il s’agit d’un mouvement avec un fort contenu de classe, mais avec une conscience de classe qui reste encore à faire progresser. C’est ce qui se joue dans nos interventions quotidiennes auprès des travailleurs, quel que soient leur situation et rapport au travail.

Beaucoup de gens, de salariés, de retraités, expriment le caractère d’urgence à voir augmenter leurs revenus. C’est le cas dans les quelques endroits où j’ai pu personnellement y participer.

Il va donc falloir à la fois en tenir compte, mais aussi inscrire notre campagne dans la durée et la crédibiliser. Il y a une forte exigence de faire « payer les (très) riches » car la conscience des inégalités sociales dans notre pays a grandi. Mais ce n'est pas encore relié aux entreprises, au poids des prélèvements du capital qui pèsent sur la répartition de leur richesses, ni aux pouvoirs qui pèsent sur leur capacité de création de richesses nouvelles, et saines. Et ce nest pas encore assis sur des mesures concrètes ; le doute sur la faisabilité peut donc vite l’emporter et faire retomber la mobilisation si, d’aventure, le gouvernement et les moyens dont il dispose reprennent une campagne d’ampleur, par exemple sur la dette, sur le risque sur l’emploi, etc. Ce qu’ils sont déjà en train de faire en combattant l’idée d’augmentation du SMIC ou en la détournant de la revendication initiale, avec la prime d’activité. Les dernières annonces de Macron montrent qu’il n’entend pas renoncer à sa politique, mais au contraire qu’il entend s’appuyer sur les aspirations pour mieux les détourner et les utiliser à son profit. Il faut donc, parmi nos arguments, déployer notre proposition de sécurité demploi et de formation. En faisant un effort supplémentaire pour la rendre accessible dans ce qu’elle comporte comme garantie d’un revenu tout au long de la vie, d’une vie digne, qui rencontre l’exigence sociale du moment. Il s’agit d’une véritable proposition révolutionnaire qui s’attaque à la notion de marché du travail, et qui romprait avec le lien de subordination entre l’employeur et le salarié.

Crédibiliser nos propositions pour mettre Macron en échec

Il faut donc, à mon avis, conjuguer exigences et urgences sociales avec une campagne contre le coût du capital pour décortiquer et mettre en exergue les logiques politiques qui amènent le gouvernement, par exemple, à refuser tout coup de pouce au smic. Même si nous savons que cela serait largement insuffisant. L’un ne va pas sans l’autre, au risque de ne pas pouvoir crédibiliser nos propositions, et c’est, sans être devin, sur cette question que le gouvernement va porter le fer pour tenter de désamorcer ce qui monte dans le pays. Mettons en évidence le fait que les actionnaires du CAC 40 se sont vu verser un peu plus de 57 milliards d’euros de dividendes qui, pour une grande part, ont toutes les chances de se retrouver dans la spéculation financière. Google, pris les doigts dans le pot de confiture, planque 20 milliards d’euros d’optimisation fiscale, traduisez évasion fiscale. Autant de richesses créées soustraites au développement et à une nouvelle répartition des richesses. Il y a pourtant moyen d’amorcer une autre politique. À noter le silence total de nos médias, excepté le journal l’Humanité, sur ce qui se passe au Portugal, ce pays ayant d’ailleurs diminué sa dette de moitié (cf. l’Humanité) et plus récemment en Espagne qui vient de décider d’augmenter le Smic de 22 %. Le silence est déjà une partie de la bataille politique engagée. Notre campagne s’insère donc, presque naturellement, dans notre campagne des européennes, avec notre liste conduite par Ian Brossat.

À noter que dans l’actualité récente le patronat est largement épargné et le MEDEF bien silencieux. Il semble faire le dos rond en attendant que l’orage social se calme et reste tapi dans l’ombre. Mais où sont donc passés les représentants du MEDEF ?

Il faut sans doute intégrer quelques remarques qui me semblent pertinentes émanant des initiatives que nous avons déjà tenues, qui sont de nature à renforcer notre campagne sur le pouvoir d’achat.

Dans les initiatives qui se sont déjà déroulées, ce qui semble devoir être renforcé, c’est un objectif clair qui va au-delà de « il faut augmenter les salaires » ou « vivre mieux » (comment, avec quels moyens, et quand). Il serait judicieux de nous appuyer aussi sur la proposition de prélèvement à la source pour les multinationales. De l’alimenter de toutes nos propositions de taxation du capital et des propositions économiques pour une autre utilisation de l’argent qui permettraient de changer de logique. Cela concerne en particulier la bataille, qui peut être très populaire, pour une nouvelle orientation des crédits bancaire. Au lieu du CICE qui pousse aux bas salaires, il faudrait un programme de crédits sélectifs à taux zéro, avec une bonification spéciale pour les PME, pour faire levier sur les choix des entreprises en matière d’investissements, d’embauches, de formation, de recherche. La Banque centrale européenne subventionne par des taux de refinancement négatifs les crédits bancaires aux entreprises : exigeons que ce soit réservé aux projets qui sécurisent l’emploi, la formation, la création de richesses dans les territoires, l’écologie ! La question de la taxation des grandes entreprises revient beaucoup dans les discussions que nous avons avec les gens. Il y a une opportunité pour faire grandir exigences sociales immédiates, crédibilisation de nos propositions transformatrices de fond, et élévation de la conscience de classe. Il nous faut persister à parler du salaire net ET du salaire brut, à défaut nous prêterions le flanc à la campagne de destruction de la Sécurité sociale en cours, en laissant penser que nous entérinerions nous-mêmes la fin des cotisations sociales.

Nous devons redoubler nos efforts pour que cette campagne grandisse dans les entreprises en nous appuyant sur les lieux de travail ou nous existons encore, mais aussi d’accélérer notre rencontre avec les syndicalistes car je crois qu’elle répond vraiment à leur attente et priorité. Pour l’essentiel, l’issue du mouvement en cours va dépendre pour une large part de ce qui va se passer dans les entreprises. Nous devons donc alimenter le débat de nos propositions concrètes.

Notre pétition rencontre un écho certain et nous proposons d’en faire un temps fort autour du 15 février en ciblant les lieux institutionnels et le MEDEF ou elles seront remises.

Le patronat et le MEDEF sont un peu trop tranquilles, y compris dans nos expressions publiques. Nous devons éclairer sur leurs responsabilités réelles et les intérêts de classe qu’ils défendent. Car il s’agit bien de cela !

Nous devons donc poursuivre ce travail politique de fourmi, qui associe exigences sociales et politiques, et mise en accusation de la logique du capital, donc de son coût parasitaire pour nos vies. C’est le noyau du combat politique et idéologique du moment. Les points que nous aurons marqués dans cette campagne seront autant d’atouts pour l’avenir et pour les prochaines échéances électorales

Formation et théorie : De l’analyse du coût du capital à la recherche d’une autre régulation de l’économie

Par Boccara Frédéric, le 31 October 2018

Formation et théorie : De l’analyse du coût du capital  à la recherche d’une autre régulation de l’économie

Le coût du capital, ce sont des chiffres que révèlent la comptabilité nationale et les comptes des entreprises. C’est surtout une logique – l’obsession du taux de profit maximum pour l’accumulation du capital – qui imprègne tout le fonctionnement de l’économie. Révéler cette logique permet de concevoir comment une autre régulation, visant au développement de toutes les capacités humaines, donnerait aux travailleurs de nouveaux pouvoirs pour mobiliser les moyens financiers des entreprises et des banques au service de nouveaux objectifs sociaux et écologiques.

- Qu’est-ce que le coût du capital 

- Faut-il parler d'un excès du coût du capital

 - Ce qu'il faut combattre : la logique dont est porteur le capital 

- Une autre régulation est possible 

- Bibliographie

Qu’est-ce que le coût du capital

 

La notion de coût du travail fait florès depuis une vingtaine d’années. Popularisée notamment par un rapport du commissariat général du Plan (Minc, 1994 1), elle est au cœur de nombreux travaux publiés par l’administration économique ou par des universitaires (voir par exemple Zylberberg, Cahuc, 2005). Parallèlement, le patronat, les forces politiques dominantes, parlent sans cesse du « coût du travail ». Ce serait au nom du coût du travail trop élevé que les entreprises françaises rencontreraient des difficultés. Toutes les réformes économiques devraient être engagées pour faire baisser le coût du travail. Devenue dominante, cette idée vient de loin : elle est développée avec constance par le patronat français depuis au moins l’accession au pouvoir de F. Mitterrand en 1981, avec Yvon Gattaz alors président du CNPF. Elle justifie notamment toutes les politiques de baisse des cotisations sociales employeurs, ces dernières vues uniquement comme des coûts pesant sur les entreprises. Tous ces travaux et discours ont un fondement théorique assez étroit et spécifique dans des corpus théoriques ancrés peu ou prou sur la théorie néoclassique et la micro-économie où l’existence des entreprises est peu avérée et où, surtout, la valeur ajoutée – découverte majeure de l’économie classique avec A. Smith – le travail et la production (comme activités créatrices de richesses nouvelles) sont absents (voir par exemple F. Boccara, 2014, mais aussi E. Renault, 2016). En outre, dans la mesure où, dans les fondements théoriques néoclassiques, le profit existe essentiellement comme exception, la valeur ne peut pas durablement dépasser les coûts de production, comme l’a dénoncé notamment Marx et au contraire de ce qu’il a montré avec sa « découverte » de la plus-value.

Évaluer le « coût du capital » est un élément de réponse pour développer une autre approche théorique, conceptuelle et pratique des coûts que l’analyse dominante. Au-delà, il s’agit aussi de pousser la controverse théorique avec l’orthodoxie économique sur une baisse nécessaire des coûts2, mais pas n’importe lesquels et pas à tout prix. En ce sens, nous voulons mettre en lumière ce que nous appelons les coûts du capital, image d’une régulation dominée par le capital et sa rentabilité pour l’accumulation, qui est dans une crise profonde, systémique, ouverte dès le début des années 1970 et qui a connu un approfondissement très important en 2008-2009.

Ainsi nous voulons aussi mettre en évidence la possibilité d’une autre façon de baisser les coûts que celle qui, dans le fonctionnement capitaliste normal (lors des phases de tendance à l’expansion), passe par l’accumulation matérielle et le remplacement des travailleurs par des équipements matériels. Nous verrons qu’il s’agit de promouvoir d’autres dépenses qui permettent de baisser les coûts : dépenses pour les capacités humaines, les recherches et les services publics en lien avec les conditions technologiques très nouvelles. C’est la voie d’une autre régulation économique. Nous proposons ainsi de relever le défi de la dite « économie de l’offre » par une hétérodoxie qui soit aussi une hétérodoxie de l’offre, ne portant pas uniquement sur la demande mais articulant les deux, en prenant au sérieux le rôle du taux de profit comme régulateur de l’opération fondamentale de la production et de la répartition des revenus, et donc en prenant au sérieux le besoin de critères alternatifs.

Qu’est-ce que le coût du capital ?

Ce peut être en première approche ce que l’entreprise paie pour l’utilisation du facteur de production « capital ». Mais on peut aller un peu plus loin, en seconde approche, vers une notion de coût d’usage, incluant les amortissements ainsi que les royalties, droit d’utilisation des marques – à condition de préciser la définition du capital3. On peut enfin étendre l’estimation aux coûts en capital financier, notamment les pertes en capital financier.

Première approche : dividendes et charges financières

En première approche ce que l’entreprise paie pour l’utilisation du facteur capital, ce sont les dividendes versés par les entreprises et leurs charges financières d’intérêts bancaires.

Ces seuls coûts, d’après l’Insee, représentent macro-économiquement un prélèvement de 268,9 milliards d’euros sur les « entreprises non financières » en 2015. Il se décompose en 212,8 milliards d’euros pour les dividendes et 50,6 milliards d’euros de charges d’intérêts (hors SIFIM4). C’est un prélèvement considérable sur les richesses créées : 24 % de la valeur ajoutée de ces mêmes entreprises ; soit aussi 1,6 fois leurs cotisations sociales employeurs effectives, qui, elles, s’élèvent à 168,7 milliards d’euros en 2015. Ce prélèvement de dividendes et intérêts est aussi supérieur aux dépenses d’investissements matériels et de R & D de ces mêmes entreprises non financières (253,7 milliards d’euros en 2015)5.

Depuis le début des années 1990, ce coût du capital a vu son montant plus que doubler en euros courants (il passe de 126 milliards d’euros à 269 milliards d’euros). En pourcentage de la valeur ajoutée de ces mêmes entreprises (car il faut tenir compte de la croissance de la VA intervenue depuis), son poids s’est accru de 20 % en 1997 à 24 % en 2015 en passant par 35 % en 2008 (il était de 13 % en 1980).

Ces courbes recèlent un autre ensemble d’informations intéressantes. En effet, si on s’intéresse à l’ensemble de la période, on constate que les évolutions du coût du capital dessinent une périodisation qui est porteuse de sens concernant la périodisation de la crise systémique et ses différentes phases (ceci est matérialisé par les barres verticales en trait plein du graphique 1).

Ainsi, durant toute la période de phase économique ascendante, depuis l’après-guerre jusqu’à 1967, le poids du coût du capital est relativement constant dans la valeur ajoutée. Il commence à dériver précisément avec le début des difficultés de longue période, dès 1967-1969. Mesuré par notre indicateur il s’accroît ensuite par paliers durant chaque crise « intermédiaire » : 1981-1983, 1989-1993, 1999-2001, puis 2007-2009. Factuellement, cela traduit une forme de dérive des coûts, une difficulté à les contrôler ainsi qu’un déplacement vers les coûts du capital. Cette montée pourrait constituer, par hypothèse, une manifestation des difficultés de régulation et des transformations de la régulation elle-même, tant au niveau des entreprises elles-mêmes qu’au niveau global. Bien que le sens de causalité soit difficile à déterminer, on peut noter que cette hausse et sa périodisation vient à l’appui de l’analyse de la crise en termes de suraccumulation du capital par l’école systémique, y compris de sa distinction entre cycles moyens (de type « Juglar ») et le cycle long (de type « Kondratief », cf. P. Boccara, 2013-2014).

Dans cette analyse, le coût du capital est à la fois une cause et un effet, un effet qui rétroagit ensuite sur le système économique et sur les entreprises, les amenant à se transformer. Ces transformations sont constitutives d’une action régulatrice des entreprises de type correctif (les entreprises étant des « unités actives », pour reprendre le mot de F. Perroux). Celle-ci, cependant, au lieu d’être une correction qui « annule » les excès (comme cet excès de coût du capital) accroîtrait un autre excès (les produits financiers) pour tendre à « compenser » le premier excès (charges financières) dans une sorte de « fuite en avant ». La croissance des produits financiers du capital « compense » ainsi de plus en plus les charges financières dans le solde des revenus financiers des entreprises. Cela signifie une financiarisation de l’activité et de la structure du capital des entreprises. Cela peut s’accompagner d’un report des coûts du capital sur les autres entreprises selon diverses modalités (par exemple par la sous-traitance ou par l’organisation en groupes d’entreprises, qui peut s’analyser en termes de dévalorisation du capital de nature individuelle). Cette action régulatrice inclut aussi des transformations plus qualitatives (technologies, organisation du travail et internationalisation) qui en sont inséparables.

Une autre manifestation de cette dérive des coûts peut se lire dans la montée par paliers du poids des cotisations sociales employeurs dans la valeur ajoutée. On constate en effet la montée de ce poids, par paliers, dès la phase d’après-guerre de tendance à la prospérité de longue période (phase dite A du Kondratiev ouvert après-guerre6). On note ensuite un temps de retournement, entre 1983 et 1986, qui précède une phase de diminution du poids des cotisations sociales employeurs dans la valeur ajoutée. Cette diminution apparaît comme l’autre face d’une réaction du système aux difficultés survenues auparavant sur le coût du capital. En tout cas, comme une manifestation de cette réaction. Et l’on sait, par ailleurs, que tout ceci est concomitant du retournement de la politique économique dit « de la rigueur » puis du lancement de la première phase de déréglementation financière. À partir de 1989, la hausse du coût du capital amène celui-ci à dépasser durablement les cotisations sociales employeurs.

Même si notre propos est centré sur le coût du capital des entreprises non financières, on peut cependant citer celui qui pèse sur les sociétés financières (banques, assurances, auxiliaires financiers). Pour les seuls dividendes versés7, il s’élève à 27,8 milliards d’euros (en 2015) : plus du quart (29 %) des 95,8 milliards d’euros de valeur ajoutée réalisée par ces mêmes entreprises financières… ! On peut y ajouter les 74 milliards d’euros d’autres « revenus d’investissements » versés par ces mêmes sociétés. Il s’agit des revenus versés aux détenteurs d’obligations et autres instruments financiers. Une fois tenu compte des revenus que les sociétés financières reçoivent, il reste 56,7 milliards d’euros versés en net, soit plus de la moitié de leur valeur ajoutée.

Il faut aussi souligner que l’État et les administrations publiques supportent aussi des charges financières d’intérêt élevées puisqu’elles représentent 42 milliards d’euros, en 2017, soit presque autant qu’un budget de l’Éducation nationale au sens étroit (50,8 milliards d’euros pour l’enseignement scolaire public des 1er et 2e degrés) ; ceci ne concerne que les seules charges d’intérêt de l’Etat8. Avec la même dette, mais un taux proche de 0 %, cette charge d’intérêt disparaîtrait quasiment, générant un ballon d’oxygène de 42 milliards d’euros cette même année.

Situer les coûts du capital dans l’ensemble des coûts des entreprises

La notion de « coût » contient une certaine charge idéologique, ou tout du moins un élément conventionnel : c’est un coût par rapport à un certain périmètre : un coût « pour quelqu’un ». Ce périmètre dans le cas d’espèce est une intersection entre une forme institutionnelle, « l’entreprise » (plus exactement la société), et les « apporteurs de capitaux » (ces derniers renvoyant à une seconde construction institutionnelle : les titres financiers et le marché financier), le tout étant représenté avec certaines conventions dans des comptabilités (la comptabilité nationale, mais aussi la comptabilité privée d’entreprise, qui lui est sous-jacente car pour l’essentiel on part d’elle pour les données élémentaires). Dans la première évaluation proposée, on a pris en quelque sorte les prélèvements dits « extérieurs » sur l’entreprise, et c’est en cela qu’il s’agit d’une première approche, car il y a d’autres coûts du capital. Le grand intérêt c’est que ces flux financiers sont incontestables comme flux vers « le capital et sortants de l’entreprise » : leur caractère de prélèvement est incontestable en tant que tel.

Pour prendre un peu de distance, il est utile d’utiliser la notion plus neutre de « dépense ». Par exemple, un salaire est bien une dépense de l’entreprise, mais tout en pouvant être aussi une dépense de développement9.

Ainsi, dans le système de comptes nationaux, le compte des « sociétés non financières » (SNF)10, élaboré par l’Insee, permet de récapituler leurs différentes dépenses, bien que celles-ci soient cependant agrégées pour l’ensemble du secteur institutionnel des SNF.

Pour comprendre, on peut partir de la diversité des dépenses des entreprises. Si elles n’avaient que des salariés à payer, cela se saurait, et la profession de gestionnaire serait assez facile. Or bien évidemment, ce n’est pas le cas. Les entreprises achètent des matières, des produits semi-finis, des marchandises, paient des services, elles ont des salariés à payer, occupent des locaux, elles utilisent des machines, qu’elles achètent et amortissent, elles ont des emprunts, paient des impôts, paient aussi des dividendes, etc.

Ainsi, leurs achats de matières, produits intermédiaires, services et marchandises constituent autant de « consommations intermédiaires », pour 1 392,8 milliards d’euros, en 2015. Elles paient aussi différents impôts, soit à la production soit sur leur bénéfice, pour 99 milliards d’euros. Elles paient bien sûr des salaires et cotisations sociales, pour un total de 731,1 milliards d’euros (le fameux « coût du travail »). Il y a encore des charges d’intérêts et des dividendes prélevés (les 268,9 milliards d’euros), c’est le coût du capital « première approche » (ou définition 1).

Mais il y a d’autres coûts encore que l’on peut considérer comme des coûts du capital : quelques autres revenus de la propriété (11 milliards d’euros), mais aussi des amortissements11 (ils sont estimés macro-économiquement à 145 milliards d’euros) et dont une partie – difficile à évaluer  – peut être gonflée. On peut encore compter les charges de crédit-bail, mais aussi les loyers des immeubles, voire les royalties des brevets ou des marques, qu’on peut estimer à environ 100 milliards d’euros, mais qui sont incluses (noyées) dans les paiements de services. Au total, si on additionne ces trois derniers ensembles, on obtient un coût du capital de 554,9 milliards d’euros. C’est le coût du capital « deuxième approche » (ou définition 2).

La logique qui participe de cette deuxième approche est une logique en termes de « coût d’usage » : (1) non pas seulement les prélèvements sous forme de dépense immédiate, (2) mais aussi les coûts provisionnés (2) pas seulement ce qui rémunère le facteur capital, mais aussi le paiement de son utilisation (redevances, royalties, crédit-bail, loyers, etc.). Un point demande à être précisé et justifié, celui qui concerne les royalties, redevances, etc. En effet, on pourrait considérer que ces flux ont pour justification des actifs dont il est contestable qu’il s’agisse de capital, au sens du capital matériel. Et, de fait, il faut se replacer dans un cadre plus large. Il faut s’appuyer sur l’analyse de Marx, qui consiste à dire que le capital, ce n’est ni les machines et biens matériels de production « en soi », ni une masse d’argent en soi, mais « une valeur qui cherche à se mettre en valeur », une valeur qui cherche son surcroît (K qui cherche K’= K + ΔK). Dans ces conditions, les actifs qui justifient ces différents flux et rémunérations (redevances, royalties, loyers…) constituent bien des valeurs accumulées qui cherchent leur accroissement. Il s’agit bien d’une composante du coût du capital.

Le coût du capital constitue un prélèvement sur la richesse créée. Une partie est nécessaire, mais une partie est excessive, voire peut être parasitaire. L’excès de prélèvement n’est pas simple à évaluer. Tout ce coût n’est pas un excès : (1) il y a d’une part des éléments en trop, par exemple prendre tout l’amortissement ne veut pas dire que tout l’amortissement serait excessif (même s’il peut y avoir excès d’amortissement) (2) et il y a d’autre part des éléments manquants, car il faudrait aussi tenir compte des prélèvements des profits proprement financiers et spéculatifs (plus-values ou moins-values de cession, etc.) que la comptabilité nationale n’affiche pas (soit qu’elle les considère comme une consommation de capital, récapitulée dans le compte de variation du patrimoine des SNF, soit qu’ils sont noyés dans les bénéfices des SNF et constituent des coûts pour les autres agents économiques).

Une partie de ces autres coûts du capital sont aussi cachés dans les consommations intermédiaires, comme les dépenses de crédit-bail, pour les équipements détenus sous cette forme. Mais il y a aussi les services d’intermédiation financière que les banques perçoivent en même temps que les intérêts (les SIFIM12) et que, semble-t-il, l’Insee compte dans les consommations intermédiaires des entreprises non financières. D’autres prélèvements du capital peuvent être réalisés au sein des groupes d’entreprise, par des facturations excessives en faveur de filiales étrangères. Ces prélèvements sont traités comme des consommations intermédiaires des filiales résidentes, au sein desquelles ils sont donc noyés.

Cela ouvre tout un ensemble de questions à se poser lorsque l’on aborde une entreprise donnée, dans les débats de gestion et les contestations syndicales ou les luttes des salariés.

Au total, sur les 2 822 milliards d’euros de coûts des entreprises (cf. tableau 2), ce sont les achats et relations avec les fournisseurs (y compris importations) qui représentent la majorité des coûts13 (49,3 %). Les coûts dits « du travail » représenteraient 25,9 % des coûts, mais ceux « du capital » presque autant avec 21,2 % des coûts totaux, et peut-être plus en incluant les SIFIM et tous les autres prélèvements que l’on a cités.

Cependant, il ne s’agit là que des coûts directs et d’une totalisation macro-économique, qui élimine un certain nombre d’échanges entre entreprises. Au niveau élémentaire d’une entreprise donnée, on va plutôt avoir un poids du coût du capital autour de 17 %, en moyenne, notamment dans l’industrie, et de 15 % pour le travail. Gardons à l’esprit aussi qu’il y a d’importantes différences entre les secteurs.

Consommation de capital

Amortissement et consommation en capital fixe

Les amortissements et provisions financières pèsent entre 7 et 10 points dans les coûts du capital. La question de leur évolution est donc importante. Leur poids a-t-il augmenté sur la période ? Pour cela, il est nécessaire d’utiliser des séries longues agrégées de la comptabilité nationale, car les agrégations de données individuelles ne permettent pas de remonter assez loin et posent en outre d’importants problèmes de comparabilité dans le temps.

Sur le fond, les amortissements et provisions financières constituent des flux de dépense en capital qui sont accumulés dans l’entreprise, et dont la raison est – normalement – la perspective de renouveler le capital fixe ou de compenser une dépréciation de valeur importante, voire soudaine (ce dernier point notamment pour les provisions financières, mais aussi pour l’immatériel). Ces éléments font donc partie du « coût » du capital, ils constituent très exactement des prélèvements au bénéfice du capital et donc des éléments du coût du capital, même s’ils sont stockés à disposition de l’entreprise (plus exactement à la disposition de la société… de capitaux). D’ailleurs, la rationalité à laquelle ils obéissent est bien celle d’un calcul de coût du capital : coût anticipé, dans la plupart des cas, coût constaté parfois, notamment dans le cas de dépréciation d’immobilisations financières.

Macro-économiquement, la comptabilité nationale utilise la notion de consommation de capital fixe (CCF). Cette notion présente des différences conceptuelles avec la notion d’amortissement, et encore plus avec celle de provision, mais, pour ce qui nous intéresse, la CCF constitue un indicateur relativement valable14. Sur le fond cependant, la CCF concerne uniquement le capital fixe (au sens de la comptabilité nationale, donc y compris capital immatériel, brevets, etc.). Elle est une notion « normative », différente de celle d’amortissement : elle évalue l’usure du capital fixe, sur la base du stock de capital fixe et de la durée de vie économique « normale » (probable ou moyenne) des différentes catégories de biens concernés15. Il est donc légitime d’avoir un écart entre CCF et le total agrégé des amortissements et provisions car ce sont deux notions conceptuellement différentes (même si, dans la pratique, les amortissements des entreprises peuvent être utilisés par les comptables nationaux comme un indicateur contribuant à évaluer la CCF macro-économique, ce qui contribuenà empêcher de bien voir la différence conceptuelle).

Les amortissements constituent aussi un confluent entre les exigences de rentabilité et l’accélération de l’obsolescence liée à la concurrence et aux technologies : si on considère qu’un équipement doit être renouvelé tous les 5 ans, même s’il est encore utilisable, alors on applique un taux d’amortissement de 20 %. En revanche si on considère (du fait de la concurrence et de l’accélération technologique) qu’il faudra une nouvelle génération de produits tous les 3 ans, alors ce taux montera à 33 %, et le coût du capital y afférant montera d’autant. Le taux de rentabilité attendu d’un capital donné devant permettre d’assumer ce coût, toutes choses égales par ailleurs, les exigences de rentabilité augmentent alors lorsque le besoin d’amortissement s’accroît. Il en est de même avec la CCF, malgré ses différences conceptuelles avec l’amortissement. Comme, en outre, c’est la seule des deux qui soit un agrégat économique suivi dans le temps c’est à la CCF que l’on s’intéresse.

Après une période de diminution du poids de la CCF depuis 1982-1983 (en % de l’EBE) jusqu’à la fin des années 1990 autour de 45 %, puis sa stabilisation à ce niveau diminué, on constate une remontée du poids de la CCF. Elle pèse à nouveau plus de 60 % de l’EBE. Si l’on combine les deux composantes du coût du capital estimables macro-économiquement, à savoir la CCF et les revenus de la propriété versés (dividendes, intérêts), on s’aperçoit que cette montée de la CCF est venue – depuis 2008-2010 – effacer en grande partie la baisse post-crise financière de la composante « revenus de la propriété versés » du coût du capital (graphiques 4.a et 4.b). Au total, ces deux composantes représentent quasiment 100 % des profits bruts des entreprises. Elles absorbent quasiment tous les profits bruts (EBE + revenus de la propriété reçus) 16.

Consommation de capital financier

S’ajoutant à celle de capital matériel et immatériel, ce qu’on pourrait appeler la « consommation en capital financier » représente conceptuellement un autre élément important du coût du capital17. Cet élément est d’autant plus important avec la financiarisation croissante de l’activité des entreprises, y compris des entreprises de production industrielle ou de service. Cependant, on ne dispose pas de beaucoup d’informations macro-économiques sur cette consommation. Un indicateur de celle-ci est constitué des provisions financières, telles que reflétées dans la comptabilité individuelle des entreprises dans le poste « autres charges financières » et « provisions et autres charges exceptionnelles ». Ces deux éléments agrégés représentent en effet, toutes tailles confondues, 2 % et 6 % des coûts. Ce qui est important (cf. tableau 3).

On peut tenter d’appréhender macro-économiquement cette consommation en capital financier par les pertes en capital financier. Pour la comptabilité nationale, ces gains et pertes en capital sont normalement reflétés dans les comptes de variation de patrimoine (qui sont des comptes de stocks et de variation de stocks) et non dans les comptes de flux (ce qui constitue une différence avec la comptabilité d’entreprise qui les reflète à la fois dans le compte de résultat et dans le bilan)18.

L’estimation par l’Insee de ces gains et pertes nets est reprise dans le graphique 5, le premier graphique (5a) inclut les ré-évaluations des portefeuilles de titres financiers. Ces ré-évaluations comprennent des pertes virtuelles dont une partie ont des effets réels, car elles sont enregistrées comme des coûts (dotations aux provisions financières voire enregistrement de pertes financières). Elles influencent ainsi les gestions qui débouchent sur des décisions réelles et effectives d’embauche, d’investissement, de salaires, etc. Le second graphique (5b) est hors ré-évaluations. L’ordre de grandeur est différent. Celle-ci ne donnant pas de tendance très claire, on a effectué un lissage sur 5 ans. Cela fait apparaître plutôt trois périodes : de la crise de 2002 à celle de 2008, de 2008 à 2012 (fin des effets les plus durs de la crise financière, avec la crise des dettes souveraines), 2012-2015. Les deux dernières années étant marquées par des gains importants. Mais globalement, on observe plutôt une sorte de comportement cyclique qui reflète probablement les évolutions boursières. Plus que les données individuelles de base, la mécanique d’estimation macro-économique sous-jacente aux comptes nationaux amène probablement à reproduire ce type d’inflexion.

Il faudrait aussi pouvoir isoler les rachats d’actions. L’étude annuelle Vernimmen, qui fait référence en la matière, donne pour les entreprises du CAC 40, le chiffre de 39,2 milliards d’euros en 2017. C’est considérable, cependant, il s’agit de groupes mondiaux et ces chiffres n’isolent pas la partie dépensée à partir de la France. Ils donnent donc là, certes, une évaluation d’une composante du coût du capital pour ces groupes mondiaux pris dans leur globalité, mais elle ne peut être rapprochée des chiffres de comptabilité nationale utilisés ici.

Indications sur les multinationales et le rôle de l’internationalisation

L’internationalisation des entreprises vient perturber nos lectures, tout en jouant un rôle très important. On sait l’importance des firmes multinationales (FMN) dans nos économies. Ne serait-ce qu’en France, les FMN emploient dans leurs propres filiales résidentes la moitié des salariés des entreprises de l’économie française (F. Boccara, V. Hecquet et alii 2013). On sait aussi l’importance de l’extension à l’étranger des entreprises françaises, avec tout particulièrement le couple IDE (investissement direct à l’étranger) et développement à l’étranger de filiales de FMN à base française (elles y occupent la moitié de leur effectif monde, voire en moyenne 80 % pour les grandes FMN, et la France présente un des ratios IDE/PIB les plus élevés parmi les grands pays capitalistes développés, voir notamment Insee, 2017, p. 104-107). Au total, la trace de ceci en balance des paiements est très importante, puisque les revenus des capitaux internationaux représentent 129 milliards d’euros entrants et 108 milliards d’euros sortants19 (revenus des investissements internationaux directs + revenus de portefeuille + revenus des prêts internationaux).

Cela illustre la base de prélèvements internationaux au profit du capital qui existe en France. Mais cela signifie aussi qu’une partie importante du capital de ces FMN est situé à l’étranger, et donc que l’on en a une vision tronquée : dans ce cas, une partie du coût de leur capital est enregistré à l’étranger et/ou le coût observé en France reflète pour partie le coût d’un capital situé à l’étranger. Des estimations que nous avons effectuées dans d’autres travaux font au total ressortir des coûts du capital plus élevés en France de 7 points pour les sociétés appartenant à des FMN que pour les entreprises franco-françaises, du moins sur l’année 2001 (cf. tableau 4, extrait de F. Boccara 2005). Cela souligne l’importance des coûts du capital dans les sociétés réputées être les plus efficaces, mais aussi les limites mêmes de cette notion, voire de sa mesure, sur un périmètre national et va dans le sens d’une opposition entre coût local et coût global – ce dernier étant reflété en partie dans le coût du capital – développée dans ma thèse en lien avec la révolution technologique en cours (F. Boccara, 2013b).

 

Dividendes nets ou bruts?

Les dividendes bruts des sociétés non financières sont les dividendes payés par elles. La notion de dividendes « nets » est le calcul dividendes payés moins dividendes perçus.

1. Pour les dividendes, le brut et le net comptent tous deux car

- Le montant des dividendes bruts payés est un indicateur de ce qui est soustrait aux négociations entre travailleurs et patronat sur le partage de la VA et au débat (dans les comités d’entreprises, par exemple). Car même au sein d’un même groupe ce ne sont pas les mêmes sociétés qui paient les dividendes et qui les reçoivent. Si ce sont des petites sociétés qui les perçoivent, elles ne sont pas soumises aux mêmes obligations à la fois sociales et fiscales que les grandes.

- Même si nous avions un solde net égal à 0, cela ne signifie pas la même chose en termes de financiarisation d’avoir, par exemple, -100 milliards d’euros payés et +100 milliards d’euros reçus plutôt que -1 Md et +1 Md.

- Les données « individuelles » de dividendes payés, publiés à partir d’Esane par taille d’entreprise montrent aussi une grande disparité selon les entreprises, et des flux nets de dividendes importants pour certaines catégories.

- Enfin on peut considérer aussi qu’un « coût », conceptuellement, c’est quelque chose de « brut », ce n’est pas un solde, alors qu’un revenu est plus proche d’une grandeur nette. Par exemple, on ne parle pas de salaire des ménages qui serait net de leurs dépenses salariales pour les frais de garde à domicile… Sauf quand on s’intéresse aux revenus.

Et donc, si on prend le net, alors autant parler de revenu du capital, mais plus de coût…

2. Les Sociétés financières

- Une partie des dividendes est payée dans un même groupe par les filiales non financières à des filiales financières.

- Il y a un gonflement des prix par prix de transferts intra-nationaux.

- Il faut donc prendre aussi les dividendes des sociétés financières : là, les chiffres sont étonnants :

les revenus nets des sociétés financières deviennent négatifs en 2015 (quasiment pour la première fois…)!. Est-ce que cela signifierait un comportement particulièrement prédateur des banques sur leurs propriétaires… ! ??

 3. Les FMN

- Il y a une certaine incertitude sur le montant des dividendes des FMN avec l’étranger, pour la partie bénéfices réinvestis selon que l’on regarde la Balance des paiements (+6,6 milliards d’euros en net en 2016*) ou selon que l’on regarde la comptabilité nationale (4,3 milliards d’euros)

- Il existe un coût du capital déguisé, ou indécelable, via les prix de transfert internationaux et les intérêts sur les prêts intra-groupe, outre celui sur les royalties (ce dernier n’est pas identifié dans les chiffres de comptabilité nationale, noyé dans les consommations intermédiaires en revanche il est identifiable dans les comptes des sociétés, comme on le voit dans le tableau 3).

4. Investissement «net»

- Certains mesurent investissement net, comme FBCF-CCF ; en proportion de la VA des entreprises il tendrait à diminuer par palier depuis son niveau de 5 % en 1978, et serait de 3 % de la VA en 2016 (soit 38,6 milliards d’euros à comparer 50 milliards d’euros d’intérêts et dividendes nets payés). En ajoutant les Sociétés financières (SF), cela donne un total (SNF + SF) de 62 milliards d’euros nets versés au capital et elles réalisent en outre un investissement matériel + en R & D « net » de 62,7.

— Cet investissement n’inclut pas le capital financier, y compris celui qui a pour contrepartie des investissements matériels à l’étranger ; il ne comprend que l’investissement en capital fixe +… En définitive, il est toujours difficile de prendre une grandeur en net et pas les autres… et de savoir où on « arrête » le net.

C’est pourquoi le brut, avec sa robustesse, présente un intérêt important.

*D’après la balance des paiements de la France publiée par la Banque de France pour 2017.

1. Les références bibliographiques de cet article et des suivants renvoient à la bibliographie générale figurant à la fin de cet article.

2. À l’orthodoxie dans l’économie, correspond une orthodoxie dans la gestion mais aussi une séparation du champ de l’économie de celui de la gestion, mais aussi une séparation avec l’histoire ainsi qu’avec la sociologie, l’économie n’étant pas considérée par l’orthodoxie comme faisant partie des sciences sociales. À son passage à la limite impérialiste, l’orthodoxie néoclassique tend même à phagocyter ces différents champs et à en nier la spécificité. Un des enjeux de l’hétérodoxie est l’articulation de ces champs, dits disciplinaires, des sciences sociales.

3. Pour des raisons de simplification des données et des calculs, on traite séparément de la fiscalité, comme d’un coût en soi, et non comme venant modifier le coût d’usage du capital.

4. Les SIFIM (services d’intermédiation financière indirectement mesurés) constituent, conceptuellement, une partie des intérêts payés, mais sont considérés comme une « vraie » consommation intermédiaire de services et donc cette part est sortie des intérêts. Elle est estimée indirectement et elle est noyée dans les consommations intermédiaires de services par les entreprises.

5. Depuis la base 2010, la FBCF comprend la R & D, en sus de l’investissement en capital matériel fixe.

Dans les comptes nationaux en base 2005, les chiffres et évolutions sont différents, tout particulièrement pour les dividendes (surtout pris en net). À l’occasion de la mise en place d’un groupe de travail spécifique du CNIS (conseil national de l’information statistique) sur ce sujet du coût du capital, réclamé tout particulièrement par la CGT, la discussion s’est un peu nouée avec l’Insee pour comprendre ces révisions. Un point a été semble-t-il omis de ce début de débat : le traitement des dividendes et pertes exceptionnels, ainsi que des plus-values et moins-values en capital. Ceux-ci apparaissent dans les comptes publiés par les groupes ou les entreprises, comme un profit exceptionnel au compte de résultat. En revanche, la comptabilité nationale traite plutôt ces flux comme des consommations ou des gains en capital. Ils sont donc absents des flux agrégés des entreprises présentés dans le tableau 1 et, probablement, répercutés dans les comptes de patrimoines, comme variation de patrimoine des entreprises.

6. À noter que, pour nous, ce Kondratiev est totalement a-typique : sa seconde phase dite phase B ou phase D (de tendance aux “D” ifficultés) s’étendant de façon indéfinie, du fait des transformations systémiques profondes auxquelles le système a à faire face et qui influent radicalement sur les éléments de durée et de périodisation : technologie, démographie, au moins.

7. Pour les intérêts, la problématique est différente, puisque c’est la source essentielle de revenu des banques. Il n’y a donc pas de prélèvement significatif d’intérêts sur les entreprises financières, ce sont elles au contraire qui prélèvent des montants considérables sur les entreprises non financières… et ils viennent alimenter les dividendes que ces mêmes entreprises financières reversent ensuite à leurs actionnaires.

8. Il s’agit des intérêts tels qu’ils apparaissent dans les documents comptables de l’État, pas dans la comptabilité nationale qui, elle, retire les SIFIM.

9. Sur cette notion de « dépenses de développement », voir notamment l’avis du Conseil économique social et environnemental, adopté le 15 mars 2017 intitulé Les PME/TPE et le financement de leur développement pour l’emploi et l’efficacité.

10. Les comptes des « sociétés non financières » (SNF) sont la composante des comptes des « entreprises non financières » (ENF) suffisamment détaillée pour la problématique « coût du capital » : ils excluent les comptes des entreprises individuelles (EI), pour lesquelles d’une part l’Insee ne dispose pas d’un détail suffisant (notamment ni dividendes, ni charges financières) et pour lesquelles d’autre part la distinction statistique entre profit et revenu du travail du petit patron est si conventionnelle que l’Insee publie un « revenu mixte », l’Institut n’étant pas tenu de partager celui-ci entre profit (ou rémunération du capital) et rémunération du travail.

11. Provisionnés dans l’entreprise, mais qui peuvent être gonflés par rapport aux besoins de remplacement. Les amortissements participent à la base de calcul de ses prix par une entreprise, et constituent ainsi un prélèvement sur l’économie au service du capital.

12. Comme les paiements pour services d’intermédiation financière que les banques perçoivent parfois indissociablement des intérêts (les SIFIM, services d’intermédiation financière indirectement mesurés) et que l’Insee compte dans les consommations intermédiaires des entreprises non financières.

13. Il s’agit des coûts au niveau macro-économique, c’est-à-dire additionnés en éliminant certains doubles comptes. On parle de coûts « agrégés ».

14. La CCF n’est cependant disponible dans les comptes nationaux français qu’à partir de 1978.

15. « La consommation de capital fixe représente la dépréciation subie par le capital fixe au cours de la période considérée par suite dusure normale et dobsolescence prévisible », elle inclut aussi les « coûts du transfert de la propriété dactifs non produits » (brevets, marques, etc.).

16. Cette notion de profits bruts s’apparente à celle d’EBIT ou EBITDA (earnings before interest and taxes depreciation and amortization), utilisée dans les grands groupes.

17. En tout cas dans un référentiel de gestion d’entreprise capitaliste. Car du point de vue théorique économique abstrait rigoureux, qui n’est pas celui de la gestion, la notion de capital immatériel est discutable.

18. Rappelons que la mécanique d’estimation des stocks de capital, dans les comptes de patrimoine de la comptabilité nationale, n’utilise pas les bilans des entreprises, mais des cumuls glissants de flux d’investissements et de différentes dépenses, selon une approche dite « d’inventaire permanent ».

19. En outre, les bénéfices ré-investis, pris en compte ici dans le coût du capital, au titre de revenus de la propriété, mais l’estimation faite par les comptes nationaux (CN) utilisée ici, fait apparaître un écart non négligeable avec les estimations publiées par la Balance des paiements (en 2015, dernière année où ces estimations se stabilisent : un excédent de +0,2 Md€ d’après les Comptes Nationaux contre -2,8 Md€ d’après la Balance des Paiements).

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Faut-il parler d'un excès du coût du capital ?

Au-delà des évolutions, la question importante est celle d’un excès ou non du coût du capital. C’est la démarche centrale d’études comme celle de Cordonnier et alii, qui met en avant un « surcoût » du capital et en propose un indicateur. D’autres économistes contestent cette idée parce qu’elle engage dans un jugement normatif (pas nécessairement moral) désignant quel est le coût « normal » du capital. Certains auteurs nient la notion même de coût du capital (C. Durand 2014, par exemple). Cette controverse, sur l’excès ou pas de coût du capital, est en réalité fondamentale. Elle traverse une grande partie de l’histoire de la pensée économique, notamment le pan qui concerne l’analyse des crises. Elle a des ramifications théoriques avec la notion de surinvestissement des keynésiens ou le concept de suraccumulation des marxistes. En effet, au coût du capital correspond une dépense en capital, qui peut amener un excès d’investissement, ou un excès d’accumulation.

Pour parler d’excès, il faut comparer : à une norme, à d’autres coûts ou dépenses, ou à un effet.

On peut ainsi comparer le coût du capital aux dépenses d’investissement, ou bien aux dépenses salariales, ou encore aux dépenses salariales « élargies » (salaires + cotisations sociales), aux dépenses passées accumulées en capital, etc. On peut aussi comparer le coût du capital aux effets liés à l’utilisation du capital : le profit dégagé ou, à l’opposé, toute la valeur ajoutée produite. La relation entre coût du capital et profit dégagé renvoie alors à des ratios liés à la rentabilité et implique la notion de « norme de rentabilité », notion au cœur du régime capitaliste d’accumulation et dont l’évolution observée depuis le début des années 1980 a renforcé, voire restauré, le rôle et exacerbé sa dimension financière (voir notamment Plihon, 2016, Aglietta-Rebérioux, 2004 ou encore Morin, 2006, mais aussi P. Boccara, 2013-2014).

Cela renvoie aux théories analysant la crise, soit des deux façons unilatérales comme un excès d’épargne ou comme un excès de consommation, soit de façon dualiste par un excès d’investissement (ou par une insuffisance d’emploi) ; cette dernière vision correspond à l’approche de Keynes et de nombreux keynésiens avec la notion de surinvestissement, particulièrement mise en avant dans les années 1970-1980 (voir par exemple Barrère, 1981). On peut avoir une analyse plus synthétique en s’attachant à la régulation du système et au rôle joué par la rentabilité, comme régulateur. Il s’agit tout particulièrement de l’analyse en termes de suraccumulation à la Marx et ses développements (cf. P. Boccara, 2013). Sous cette influence conjointe de Keynes et de Marx, un certain nombre de travaux statistiques et théoriques avaient ainsi, très tôt dans la crise systémique, mis au cœur de leur analyse « l’efficacité du capital », dont le rapport VA/C (valeur ajoutée sur capital) est un indicateur. On pense en particulier à la Fresque historique du système productif élaborée à l’Insee (Insee, 1974) mais aussi à d’autres travaux comme ceux de Ph. Sigogne, à l’Insee ou à l’OFCE, insistant sur le déficit d’efficacité du capital de la France par rapport à l’Allemagne (dès Sigogne, 1981), ou encore aux travaux de Maarek et Levy-Garboua (1985) ou à ceux du Cepii (Unal-Kesenci, Freudenberg, 1994). à présent, après un recul de l’intérêt pour l’analyse de l’efficacité du capital et pour sa relation avec la rentabilité, en lien avec l’influence progressivement prédominante de l’école parisienne de la régulation parmi les travaux hétérodoxes, un renouvellement d’intérêt pour la dialectique efficacité/rentabilité est ainsi à l’ordre du jour, de façon renouvelée bien sûr, tenant compte de l’hyper-financiarisation du capital et de sa mondialisation.

De fait, dans le débat social et politique qui a commencé à se nouer sur le coût du capital, celui-ci est jugé, soit par rapport à l’investissement (considéré insuffisant), soit par rapport aux disponibilités sur lesquelles le coût du capital pèserait, soit par rapport à ses effets en termes de répartition, ou encore, plus rarement, en termes d’efficacité de la production. On le juge parfois aussi par rapport à une norme de rentabilité (taux de rentabilité « normal », évoquant le taux d’intérêt naturel de Wicksell).

Pour certains, entrer dans une discussion sur la possibilité d’excès de coût du capital amènerait à une vision par trop « morale » qui n’aurait pas à voir avec l’économie selon laquelle il y aurait un bon capital d’un côté et un mauvais capital de l’autre. Encore une fois, cela dépend. Si l’on en restait à des implicites, et donc à des généralités, cela poserait en effet problème. Ainsi d’une approche qui consisterait à dire : « le coût en capital financier, voilà l’excès », sous entendant que les dépenses en capital matériel sont toujours une bonne chose. Il est préférable de dire en quoi c’est une bonne ou une mauvaise chose : l’excès d’accumulation et de dépenses en capital matériel peut peser sur la croissance, évincer l’emploi, comme elle peut alimenter un type de croissance fondé sur les gâchis matériels anti-écologiques et la sur-consommation de matières, ou la surexploitation des salariés.

Il est préférable d’expliciter les critères de jugement : l’économie reste, qu’on le veuille ou non, une science sociale et « morale ». Ainsi, la notion d’excès nous semble déterminante car, comme heuristique, elle pousse précisément à des explicitations jusqu’à des recommandations d’action économique (gestion, politique économique) pour des réglages et des actions sur les régulateurs qui peuvent aller jusqu’à modifier la régulation elle-même, comme on va le voir peu après. Mais, il s’agit de « déplier » cette notion, de l’expliciter. Plus précisément, on peut certes mettre en avant la théorie de la suraccumulation-dévalorisation du capital qui est, dès 1971, explicitement une théorie de la « régulation du capitalisme », par crises débouchant sur des transformations « structurelles » modifiant le jeu du régulateur, à travers une créativité sociale liée aux luttes politiques et sociales (P. Boccara, 1971). Mais on préfère donner d’abord ici quelques éléments objectifs, posés dans la crise, présentés de façon empirique et statistique, marqués par des concepts mixtes issus de la comptabilité nationale, souvent néo-keynésiens.

De fait, le coût du capital doit être comparé à l’investissement matériel, mais aussi aux dépenses qu’il évince (salaires, formation, R & D…) dans une optique de « dépenses de développement » qui élargit et dépasse la notion de seul « investissement » au sens de la FBCF (Formation brute du capital fixe) (cf. Boccara, 2017). Cela renvoie au fait que ces dépenses ont leur efficacité propre, mise en balance avec l’efficacité des dépenses pour le capital. Le coût du capital peut donc être aussi comparé à des effets (VA, consommation de matières, pollutions, etc.).

Cela renvoie au fait qu’il faut une théorie qui indique à quoi sert le capital. Soulignons que dans l’approche néo-classique, le capital produit lui-même des richesses, tandis que le travail en produit d’autres. C’est la conception de la fonction de production néo-classique, avec séparabilité des facteurs de production1. Elle est partagée par de nombreux auteurs, parfois même implicitement (par exemple Piketty2). Au contraire, dans l’analyse marxiste, le capital ne crée pas de valeur, mais il contient le travail passé accumulé dont il transmet un quantum aux marchandises produites3 et d’autre part, lorsqu’il correspond à des machines, il démultiplie la puissance créatrice du travail humain. Et au total, ce qui « justifie » le profit dans une analyse marxiste, et régulationniste, c’est le besoin de dépenses pour développer le capital. D’où l’intérêt de comparer coût du capital (qui contient ici le profit brut) et FBCF. D’où, aussi, l’interrogation sur le dépassement de la régulation capitaliste actuellement dominante dans la mesure où le besoin d’autres dépenses de développement que celle pour le capital pourrait commencer à dominer, avec les transformations en cours des forces productives sociales (notamment la technologie), comme on va le voir peu après.

De fait, le coût du capital représente plus que la FBCF des entreprises en France. Si l’on y ajoute la CCF (consommation de capital fixe), on atteint à peu près le double de la FBCF. C’est considérable. Mais aussi – et peut-être surtout – il n’en a pas toujours été ainsi. Cette proportion commence à augmenter depuis le début des années 1970, tournant de longue période vers la longue phase de difficultés et de crise systémique, indiquant ainsi une difficulté du système à résorber ce qui apparaît alors comme un excès. On observe ensuite une augmentation par paliers, rythmée par les crises intermédiaires, de type Juglar, jusqu’au dernier épisode de 2008-2009.

On peut alors parler d’excès du coût du capital au sens où ces dépenses empêchent les dépenses de développement, dont la FBCF est une composante. Lorsqu’elles en représentent moitié plus (150 %) voire le double, le doute est difficilement permis. D’autant plus que l’accroissement de cette proportion (à partir de 1967-1970) a coïncidé avec les débuts de la crise systémique et structurelle.

1. Celle-ci est concrétisée dans l’existence de dérivées partielles indépendantes pour le travail et le capital, comme l’a remarqué Keynes il y a déjà longtemps dans la Théorie Générale (1936).

2. Cf. une critique dans F. Boccara 2014b.

3. Raisonnement que l’on retrouve dans la notion d’amortissement, ou plutôt dans celle de consommation de capital fixe.

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Ce qu'il faut combattre : la logique dont est porteur le capital

Le coût du capital constitue un prélèvement sur les richesses créées. D’ailleurs, les dividendes et les charges financières sont des revenus pour d’autres « agents économiques » détenteurs de capitaux, les banques et actionnaires (les actionnaires pouvant être d’autres entreprises). Et ce sont des revenus, comme les salaires sont aussi des revenus.

Mais dividendes et charges financières sont de plus en plus parasitaires puisqu’elles évincent de plus en plus les dépenses de développement, y compris en capital matériel. Alors que les dépenses en cotisations sociales, ou en salaires, tout en étant des dépenses, n’ont pas le même caractère parasitaire. Elles sont même indispensables1.

Deuxièmement, on peut s’intéresser aux autres dépenses excessives en capital, y compris en capital matériel dont on a vu l’importance et l’excès possible. Certains omettent de le faire, et ne les dénonçant pas, ils considèrent qu’elles ne peuvent pas être excessives. C’est le classique débat où serait « méchant » le seul capital financier tandis que le gentil capitalisme serait le capitalisme du capital « réel »… avec pourtant ses cadences infernales, les conditions de travail dont il est porteur, bref toute sa tendance à la surexploitation du travail.

Mais suffit-il de baisser les coûts du capital ?

En d’autres termes, s’agit-il uniquement d’un problème de répartition ?

Ce coût du capital, si élevé et accru, exprime et traduit, trois choses.

– C’est l’expression d’un prélèvement sur les richesses créées par les entreprises, comme on l’a dit. Un prélèvement qui s’oppose à d’autres dépenses, d’autres coûts si l’on veut. Tout particulièrement les dépenses salariales ou pour les qualifications, la formation, ou encore les dépenses de recherche et développement (la R & D). Un syndicaliste de Dassault aviation, Pascal Borelly, avait coutume de dénoncer Noël Forgeard, PDG d’Airbus, se félicitant d’avoir économisé 1 milliard d’euros de R & D… pour satisfaire ses actionnaires !

– C’est l’expression d’un pouvoir. Le capital, à travers le capital financier qui en est une forme particulièrement élaborée2, impose ses vues, ses décisions (licenciements, investissements), sa logique, à l’activité des entreprises et, partant, à une grande part de l’activité économique.

C’est l’expression enfin d’un type de croissance : celui qui respecte les exigences de la rentabilité. On produit d’abord pour rentabiliser le capital, le reste est second. Ce critère de rendement du capital se traduit (1) en pression pour la productivité apparente du travail la plus élevée, et sur les conditions de travail, (2) il se traduit par un certain type de décisions d’investissements et de production, (3) il se traduit, comme on l’a déjà dit, par un refus de certaines dépenses de développement, ou leur insuffisance, surtout s’il s’agit de dépenses en salaires et en développement des capacités humaines ou des services publics.

Bref, il s’agit ainsi de la domination du capital financier sur les gestions, sur la production, sur le travail et sur toute la société.

Interprétation en termes de régulation : le taux de profit, régulateur central du capitalisme

Au fil des crises systémiques précédentes de longue période, le jeu du taux de profit, régulateur central du capitalisme, a été transformé, déterminant des changements de régime d’accumulation en liaison avec des transformations structurelles très importantes. Ainsi par exemple les nationalisations d’après guerre ont fait reculer le taux de profit de certains secteurs, tandis que de nouvelles institutions monétaires ou de protection sociale ou de services publics, modifiaient les règles et réglages de l’économie (P. Boccara 2013 et 2014).

Une autre régulation s’est en effet progressivement instaurée, dans une créativité sociale liée aux luttes socio-politiques et aux nouvelles conditions technologiques et démographiques, avec le CMES (capitalisme monopoliste d’État social). Dans ses principes généraux, disons que cette autre régulation repose à la fois sur une limitation du critère du taux de profit et sur la promotion positive de dépenses sociales, en particulier celles de sécurité sociale et celles pour les services publics. Elle a été théorisée par Paul Boccara comme une dévalorisation structurelle (ou systémique) du capital au sein de sa théorie de la suraccumulation-dévalorisation du capital. Cela a été, jusqu’ici, une solution aux suraccumulations systémiques successives. Dévalorisation signifie : mise en valeur du capital à un moindre taux, voir à un taux zéro. Celle mise en place après la seconde guerre mondiale est structurelle, ou plutôt systémique, car elle s’exerce par le biais d’institutions mises en place à cet effet – nationalisations, Sécurité sociale, etc. Elle permet une sortie des difficultés de longue période, sur une base nouvelle avec une remontée de l’efficacité, par opposition avec des dévalorisations conjoncturelles (destructions de capital lors des crises financières ou avec la mise au rebut d’usines entières, etc.), qui peuvent être des solutions très transitoires et/ou individuelles (ces dernières reportent les difficultés sur d’autres et peuvent nourrir des cercles vicieux, notamment d’insuffisance de la demande débouchant sur une crise d’efficacité renforcée).

Cette théorie permet d’interpréter les précédentes sorties de crise de longue période (1945, 1890-96 ou 1848-51). Ce concept de dévalorisation, développé par P. Boccara dans les années 1960, est différent de celui utilisé par M. Aglietta (1973) pour qui « dévalorisation » signifie perte de valeur du capital, et non pas une moindre mise en valeur, incluant certes des destructions et pertes de valeur mais pas uniquement. Il est à la base de la théorie de la régulation systémique, par crises de suraccumulation-dévalorisation du capital (Boccara, 1971).

Le retournement du cycle long entre 1967 et 1974 a été analysé en France, notamment avec les travaux de l’Insee (1974), sous double influence keynésienne et des travaux marxistes liés à cette école de « la régulation systémique », comme correspondant à des difficultés de rentabilité, un recul de l’efficacité du capital (approché par sa productivité apparente) et une montée de la financiarisation. Il s’accompagne de transformations technologiques majeures.

Le regain d’intérêt pour le coût du capital doit être resitué dans cette perspective théorique et empirique.

Plus généralement, la théorie de la « régulation systémique » considère l’évolution du système économique, de sa structure et de ses opérations en relation décisive avec sa régulation, qui comprend des règles – comme les règles du marché, et plus généralement celles liées aux institutions –, des régulateurs – comme le taux de profit et les taux d’intérêt – et des réglages – politiques économiques et gestions d’entreprises (voir P. Boccara, 2013 et 2014).

La rentabilité du capital, norme ou critère, est au cœur de la régulation des économies capitalistes. Rapportant le flux de profit au stock de capital avancé, nous l’analysons comme le régulateur central de ces économies à travers des crises de suraccumulation et de dévalorisation du capital. Son rôle de norme ou de critère central est aujourd’hui exacerbé et il est questionné comme jamais par la crise financière, écologique, sociale, ainsi que par la révolution technologique informationnelle3 (voir aussi Plihon, El Mouhoud, 2009, Weinstein, 2010).

Il faut tâcher pour cela de savoir où nous en sommes du point de vue des indicateurs de rentabilité en France. On peut donner en ce sens quelques indications, bien qu’en France la lecture des évolutions soit rendue difficile par la mondialisation et le poids relativement très élevé des FMN4, ce qui implique une part importante de capital et/ou de profits localisés à l’étranger. Deux ensembles d’estimations de la rentabilité agrégée des entreprises en France font apparaître des difficultés nouvelles depuis le début des années 2000, renforcées par la crise de 2008-2009 (graphiques 6a et 6b).

Ces difficultés apparaissent bien sûr après la remontée des années 1980 consécutive à la crise du début des années 1970, remontée liée aux réponses à cette crise, par la politique économique et les gestions – dérégulation financière, soutien public renforcé aux grands capitaux, déflation salariale, « modernisation » par investissement contre l’emploi. Mais on peine à retrouver le niveau de rentabilité au milieu des années 1980. Cela renvoie bien entendu à des probables intenses contradictions entre les capitaux au sein des entreprises françaises, ainsi qu’à l’internationalisation. Ce constat est révélateur de difficultés à emporter l’ensemble du tissu économique français vers une amélioration de la rentabilité globale, au-delà de remontées pour certaines entreprises, surtout les grands groupes dominants.

Par hypothèse, compte tenu de ce que nous observons sur la montée des coûts du capital, cela ne révélerait pas seulement un problème de répartition salaires/profits, mais aussi un problème sur la production et son efficacité. Cela renvoie au poids de la norme de rentabilité et à une régulation au service de la rentabilité : une régulation où l’on « compense » les difficultés par une fuite en avant dans l’accumulation du capital, y compris et notamment la financiarisation et l’internationalisation5, ainsi qu’en accélérant les transformations technologiques et leur mise en œuvre dans les entreprises, selon un certain « biais » et en pesant sur la demande.

L’efficacité du capital permet de se faire une idée de la façon dont ces deux ensembles de transformations permettent une amélioration sous-jacente ou pas. Elle exprime en effet l’efficacité de l’offre (et on pourrait dire l’efficacité des équipements et des avances), avec un type de technologies mises en œuvre et un type de relations sociales6. La décomposition fondamentale ci-dessous illustre cette relation :

Taux de profit = Partage de la VA x Efficacité du capital. Ou encore, avec des notations évidentes :

Ainsi il ne suffit pas de « gagner » sur la part des profits dans la valeur ajoutée pour redresser le taux de profit. Si pour ce faire, on est amené à investir beaucoup plus de capital, y compris avec des dépenses en capital immatériel, ou si ce capital a une forte composante financière, ré-évaluée sans cesse en bourse à une valeur plus élevée, cela va peser dans l’autre sens sur le ratio d’efficacité du capital. Mais aussi, si pour accroître la part des profits dans la valeur ajoutée, on met en cause les qualifications, ou l’on précarise trop, se posent alors des problèmes d’efficacité au travail, c’est-à-dire d’efficacité de mise en œuvre de la combinaison productive. Ces problèmes peuvent passer par toute une série d’éléments, y compris qualitatifs, mais finissent par se traduire d’une façon ou d’une autre en tirant à la baisse l’indicateur synthétique d’efficacité du capital. Cela peut inverser sur le taux de profit les efforts faits sur la part des profits dans la valeur ajoutée. Du point de vue théorique, cela renvoie aux problèmes de suraccumulation, et l’efficacité du capital peut s’interpréter comme un indicateur renvoyant à l’inverse de la composition organique du capital7.

Après un tournant de longue période (1964-1974), puis un redressement durant la seconde moitié des années 1980, il semblerait bien que l’efficacité du capital – agrégée – connaisse d’importantes difficultés depuis le début des années 2000 (graphiques 7a et 7b), en lien celles observées sur le taux de profit agrégé. Plus précisément, après un redressement de 1982 à 1987-1989, l’efficacité du capital fixe brut en France aurait plafonné, ne retrouve pas son niveau d’avant le tournant de longue période, et commencerait à reculer depuis les années 2000, la crise de 2008-2009 amenant une accélération de ce recul. Dans le même temps, du début des années 1990 jusqu’au tournant de 2008-2009, les revenus purement financiers et les dividendes (y compris ceux en provenance de l’étranger) auraient permis de « compenser » ce recul pendant un temps (graphique 7b). Par ailleurs, de façon sous-jacente, on observerait une amélioration de l’efficacité des équipements matériels plus marquée durant la seconde partie des années 1980, puis une détérioration beaucoup moins forte, tandis que la composante « immobilière » du capital des entreprises vient fortement peser sur cette amélioration et l’amplifie, dès le début des années 2000. Si l’on avait ajouté la composante « capital financier » (disponible seulement à partir de 1995, dans les séries Insee), la détérioration serait encore amplifiée.

Sous domination de la norme de rentabilité, un recul de l’efficacité du capital peut en outre générer des « cercles vicieux » : la baisse de l’efficacité du capital incite à encore plus augmenter la part des profits dans la VA, et donc le coût du capital en % de VA, mais peut aussi renforcer les difficulté d’efficacité du travail humain. En effet, elle amène une insuffisance des dépenses en faveur des salariés (salaires, formation…), pouvant améliorer leur efficacité au travail, ainsi qu’une insuffisance de la composante salariale de la demande globale.

La révolution technologique informationnelle bouleverse la donne

Nous sommes restés très allusifs sur les transformations technologiques. La caractéristique de la période est que le changement en cours serait un changement du « type » technologique lui-même que nous caractérisons comme une « révolution informationnelle », par opposition avec la révolution industrielle. La révolution informationnelle (P. Boccara 1991) porte une logique qui tend à être profondément différente de celle de la révolution industrielle : on fait effectuer par des machines remplaçant les êtres humains certaines opérations du cerveau humain ; ce qui est différent du remplacement de la main humaine maniant l’outil, au cœur de la révolution industrielle, avec les machines-outils. Une information, ce sont par exemple les spécifications techniques pour réaliser un médicament8. Elles deviennent directement agissantes lorsqu’elles sont intégrées dans un ou des programmes informatiques qui pilotent les machines industrielles (voir F. Boccara 2014a).

Or d’une part une information, cela se partage, au contraire de l’appropriation exclusive d’un produit matériel ou d’une machine ; d’autre part cette importance nouvelle des informations dans tout le travail humain change radicalement la donne. Elle fait saillir de nouvelles exigences sur les capacités humaines et le besoin que leur développement commence à prédominer. Cela a des conséquences sur les exigences concernant à la fois les dépenses des entreprises, où il faudrait que lesdépenses humaines commencent à prédominer (ce qui pousse à un renversement de la logique), et les dépenses pour les services publics, qui deviennent de plus en plus décisives pour l’efficacité économique elle-même.

Cette « révolution informationnelle » est une révolution « technologique » et sociétale, mais elle ne s’accompagne pas, pour l’instant, d’une révolution de la régulation, ni des rapports sociaux de production et de consommation dominants. Ainsi se développent des cercles vicieux très profonds.

Elle amène en même temps une insuffisante absorption des profits par le capital matériel dont les coûts chutent : d’où certains cercles vicieux d’explosion de la croissance financière9. On peut alors comprendre la nature relativement nouvelle des difficultés d’efficacité, ou plus exactement la nature profonde des changements de régulation systémique qu’elle exige et auxquels elle renvoie : non pas seulement limiter la rentabilité (abaisser la norme, l’assouplir…) mais avancer vers une autre logique – institutionnelle et fonctionnelle – d’autres normes, qui favorisent progressivement les capacités humaines et le partage des coûts comme des ressources.

1. Indépendamment de leur excès éventuel.

2. On entend par capital financier le capital sous forme de titres financiers négociables, détenant directement ou indirectement le capital d’une entreprise (ou d’un groupe d’entreprises). Le terme est utilisé par R. Hilferding, il en a développé l’analyse, reprise ensuite par Lénine. C’est une sorte de « capital au carré », quasiment réduit à une valeur – du moins en apparence – il est la plus pure expression du capital, son essence dirait Marx. Loin d’être déconnecté du capital physique et des moyens matériels de production, il y est très connecté par ses revenus et les pouvoirs qu’il exerce (même si ses détenteurs n’en sont pas toujours systématiquement conscients), mais il a une forte autonomie vis-à-vis de telle ou telle branche, secteur d’activité ou entreprise, car il a une grande possibilité de s’en désengager pour aller s’investir ailleurs, d’autant plus que les marchés financiers sont développés, liquides et « profonds ». Il est une forme de capital qui se rapproche le plus du A cherchant son A’= A + ΔA, décrit par Marx.

3. Dont la révolution numérique est un aspect et un moment.

4. Relativement plus élevé en France qu’aux États-Unis ou même qu’en Allemagne, voir Boccara, Picard, 2015.

5. Mais l’internationalisation, lorsqu’elle prend par exemple la forme d’IDE nécessite une avance de capital financier, qui se reflète tout de même en France, au moins partiellement, dans le capital de la tête de groupe française de la FMN qui investit à l’étranger.

6. Les relations sociales comprennent non seulement l’organisation du travail, mais aussi le mode de régulation des revenus – pas seulement le salaire mais les dépenses publiques de recherche, de formation, les services publics, les dépenses de formation professionnelle – ainsi que le type de productivité du travail et aussi le type de développement des qualifications ou la relation d’emploi (précarité versus sécurité, etc.)

7. On confond ordinairement la composition organique avec la composition « technique » c/v. Or la composition organique peut s’estimer par c/v Õ v + p, simplifié en c/v + p (qui est en correspondance avec K/VA, inverse de l’efficacité du capital), car la composition organique traduit la relation entre capital, sous forme de travail mort avancé, (c) et travail vivant étant pris, pour Marx (Livre 3 du Capital), comme l’expression de l’ensemble du travail mis en œuvre et donc v + p, et pas seulement v (ce qui est exprimé par la flèche : v Õ v + p).

8. Les informations ne doivent pas être confondues avec le brevet, qui est une forme institutionnelle supportant souvent ces informations, protégeant leur copie et établissant un monopole temporaire et/ou une possibilité de vente de l’usage des informations. Les brevets peuvent être eux-mêmes encapsulés dans des titres financiers, jusqu’au goodwill. On a donc une sorte de gradation Information/Brevet/Actif financier/Goodwill.

9. Bien entendu, la vague mondiale d’IDE cherche à dépasser ces difficultés par un “partage” monopoliste sur une échelle étendue, en développant un nouveau type de FMN, la FMN de la révolution informationnelle partageant certains coûts fixes informationels sur une base très large (voir ma thèse de doctorat).

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Une autre régulation est possible

L’exigence d’un taux de profit maximal est l’autre face du coût du capital, coût qui exprime tout à la fois un besoin objectif – financer le développement des moyens matériels de production – et un élément « subjectif » du système – la norme de rentabilité la plus élevée possible pour répondre aux exigences de profit portées par les acteurs et institutions dominantes (capitalistes actionnaires, banques, fonds de pension, marchés financiers) qui tendent à monopoliser le pouvoir sur l’utilisation des fonds. De nos jours, la justification historique et économique de ce besoin de taux de profit est posée, ou plutôt la justification de sa domination dans la régulation, avec la crise systémique et avec les principes dont sont porteuses les révolutions – informationnelle et écologique – à l’œuvre dans les forces productives sociales.

Au lieu d’une régulation par la rentabilité, quelle régulation autre ? Quelle régulation nouvelle ? Quels éléments s’agit-il donc de faire monter ?

Il s’agirait de « marcher sur deux jambes » : faire d’une part baisser le coût du capital pour d’autre part financer autre chose, d’autres dépenses, qu’on peut appeler des dépenses « de développement », ou encore des dépenses d’expansion sociale. Cela renvoie à des transformations sociales de portée profonde, radicale, même si elles peuvent être en partie graduelles.

Le coût du capital (et le « financement de marché ») empêcherait un vrai développement efficace, car il empêche d’autres dépenses, de développement des capacités humaines et des territoires. Or il faut engager d’autres « dépenses de développement » que les seuls investissements matériels : recherches, salaires, qualifications, services publics, protection sociale. Et ces dépenses, tendraient à devenir décisives tant avec la révolution informationnelle qu’avec les révolution écologique. Il s’agit ainsi d’aller vers un nouveau « mix » de dépenses humaines et matérielles1.

Cela, tout en stimulant la demande par les revenus salariaux et d’activité, peut amorcer une transformation sociale et économique fondamentale et réussie de l’offre, à la fois contre le chômage et vers un autre système productif, économe en moyens matériels, développant les hommes et les femmes, appuyé sur des services publics en expansion. C’est aussi une transformation du contenu de la demande, vers une tout autre demande sociale, de services publics et immatériels, de produits économes en matières (donc en capital), etc. Une demande tirée par le développement humain, subsidiairement matériel (en tendance), plutôt que comme actuellement par le développement matériel et financier, subsidiairement humain.

La stimulation de la demande est indispensable. Mais la politique de l’offre ne doit pas être laissée à l’approche néo-libérale ou schumpétérienne. L’hétérodoxie doit s’approprier une politique de l’offre, d’une autre offre, complémentaire d’une politique de demande ambitieuse.

Ceci devrait aller de pair avec des transformations démocratiques profondes des institutions : particulièrement les pouvoirs des salariés et des intéressés, à travers le suivi de l’utilisation des financements, des gestions, etc. Car un suivi, avec des pouvoirs d’interpellation, est absolument nécessaire pour s’assurer que les dépenses exigées vont bien développer l’emploi, les qualifications, les richesses créées dans les territoires. Il s’agit de pouvoirs de suivi, d’interpellation, pour des sanctions éventuelles, se répondant entre salariés des banques, salariés des entreprises et habitants des territoires. C’est-à-dire de nouvelles institutions territoriales et d’entreprises, y compris au plan européen voire international, pour impulser une nouvelle régulation économique et sociale.

Tout en étant profondément refoulée par la logique dominante du système, cette logique de nouvelles dépenses de développement, monte pourtant de l’intérieur même de celui-ci, utilisée, tordue et récupérée par lui, y compris par la forme de capital financier (la technologie comme un actif financier.) bien que porteuse de contradiction profonde avec lui.

On en évoquera ici trois aspects complémentaires, imageant à la fois l’importance des dépenses humaines, leur refoulement et l’opposition qui se joue : (1) la montée des dépenses humaines de développement (2) leur montée progressivement moins vigoureuse que celle des dépenses pour le capital (matériel et financier2) à partir de la fin des années 1980, (3) mais, en proportion de la VA des entreprises, une nette inversion de courbe en défaveur des dépenses humaines.

On retient deux indicateurs simples de dépenses des entreprises :

– Pour les dépenses en capital : la FBCF dont on retire la partie « salaires » de la R & D (environ 60 % de la R & D).

– Pour les dépenses humaines de développement : la variation des cotisations sociales (y compris cotisations sociales de formation) + la variation des salaires.

Plus généralement, changer la régulation implique des transformations des trois composantes complémentaires de la régulation : les régulateurs (taux de profit, taux d’intérêt…), les règles (règles de marché, traités internationaux de commerce et d’investissement, DPI…) et les réglages (politiques économiques, gestions). C’est pourquoi de nouvelles idées sont nécessaires, et donc un débat constructif entre hétérodoxes, allant jusqu’à la discussion de principes nouveaux, mais aussi d’institutions nouvelles et de propositions économiques précises.

Portée et enjeux

Au-delà de simplement « baisser les coûts du capital », il s’agit de libérer les activités de la domination du capital, définie comme la domination d’une logique : celle de l’argent utilisé pour faire de l’argent. Cela implique des institutions et des transformations du système de pouvoirs. C’est un défi de société et même de civilisation. Le défi est celui de la maîtrise de l’argent et des moyens matériels pour tirer parti de leur efficacité, afin de développer toutes les capacités humaines, et non pour que le capital asservisse chaque jour toujours plus de salariés et de gens.

Principes de nouvelles institutions et nouveaux critères possibles

Il s’agit de baisser le coût du capital avec des conditions « orientées » pour d’autres dépenses :

– Par un nouveau crédit sélectif et bonifié (selon la contribution des prêts à la VA, l’emploi, l’écologie).

– Par de nouveaux critères de gestion des entreprises.

– Par une nouvelle fiscalité (pénalisation/incitation) et une autre « critérisation » de la dépense publique et des aides aux entreprises, à l’inverse de celle qui, avec les exonérations de cotisations sociales pour bas salaires, recherche la baisse du coût du travail.

Cela renvoie aux institutions que sont les entreprises dans lesquelles il faudrait modifier la structure des pouvoirs, mais aussi aux institutions financières, nationales, européennes (euro et BCE), mondiales (FMI et monnaie commune mondiale à partir des DTS, traités de commerce et d’investissement).

Les principes de ces nouvelles institutions : pratiquer une nouvelle régulation, au sens du suivi et de la correction des actions économiques.

Nouvelles institutions de suivi de l’utilisation des fonds.

Selon d’autres critères (les fonds ne fonctionnant pas alors comme du capital).

Décentralisées (mais rendues communes et systémiques, par les règles, la logique et la culture, logique dont la Banque centrale et l’état sont des vecteurs majeurs.

En reliant banques et entreprises.

En repensant les services publics existant pour qu’ils fonctionnent aussi en appui à cette régulation, notamment par un appui aux acteurs décentralisés (travailleurs, population).

Il s’agit d’amorcer un nouvel âge de la démocratie. Ce qui implique de nouveaux pouvoirs des salariés et des populations.

Ainsi, on agirait en aval, par des prélèvements sur le capital (ce qui renvoie à des réformes pour une fiscalité nouvelle et des prélèvements sociaux nouveaux). On agirait aussi en amont, en promouvant une autre logique.

Quelques propositions précises

J’insisterai particulièrement sur le crédit bancaire et sur les entreprises.

Le cœur d’un nouveau crédit bancaire, ce n’est pas seulement de baisser le taux d’intérêt. C’est une nouvelle sélectivité en faveur des investissements qui développent l’emploi et le sécurisent. Il pourrait s’agir de réaliser un crédit :

– pour les investissements matériels et de recherche ;

– à taux faible ;

– d’autant plus abaissé (jusqu’à 0 %), que ces investissements développent les emplois et la formation, créent une bonne valeur ajoutée.

Il peut être pratiqué au niveau local ou régional à partir de différentes institutions démocratisées : fonds régionaux publics (y compris depuis des luttes dans les municipalités), des banques publiques nationales, dont la BPI (banque publique d’investissement), ou au niveau national un fonds public national finançant la bonification bancaire, et au niveau européen la BCE peut impulser la pratique d’un tel crédit par les banques elles-mêmes en utilisant le levier du refinancement des banques, rendu lui-même sélectif, à travers un fonds de développement démocratique, européen solidaire, social et écologique à créer.

Ce crédit d’un nouveau type pousserait à la baisse du coût du capital de deux façons : des charges d’intérêts plus faibles, une lutte contre l’excès d’accumulation matérielle. Il pousserait aussi à d’autres dépenses, celles d’emploi et de formation.

Il ne constitue pas, loin de là, une subvention aux profits. Au contraire, il oblige les profits à rembourser ce crédit, et à être ainsi utilisés pour des investissements qui développent l’emploi et qui sont efficaces. Il oblige les banques à utiliser tout autrement leur épargne et leur création monétaire. Mais cela nécessite un suivi de l’utilisation des crédits, et donc des droits de suivi aussi bien par les salariés (des banques et des entreprises concernées) que par les populations des territoires (via leurs élus). Ces propositions, on l’a vu, portent jusqu’à la BCE et l’Europe, en passant par l’État national.

Pour la gestion des entreprises, on peut faire aussi le lien avec des propositions sur les licenciements.

En cas de suppressions d’emploi on pourrait avoir (a) un droit de moratoire sur les suppressions d’emploi ; (b) pour examiner la situation et tout particulièrement d’autres solutions que la diminution des emplois, à savoir baisser le coût du capital et effectuer des dépenses de recherche, de formation, bref de développement des capacités humaines, avec un projet de développement de l’activité ; (c) il faut un droit d’appel au crédit bancaire à l’appui de ces propositions éventuelles ; (d) et bien évidemment un droit de suivi de l’utilisation de ces crédits par l’entreprise et de sa gestion.

C’est la grande question de l’irresponsabilité sociale et territoriale des entreprises qui est posée. Il s’agit de les réorienter radicalement dans le sens du bien commun, de l’efficacité pour la sortie de crise, à partir du cœur de la mise en cause de cette société : la contestation des pouvoirs du capital et de sa logique.

Conclusion

L’idée d’une régulation nouvelle porte loin sur l’idée d’une société nouvelle, d’une nouvelle civilisation, à partir de la situation actuelle, dans une conception de la transformation à la fois radicale et graduelle, ne s’enfermant pas dans l’économicisme, mais en mettant en cause la logique et en exigeant de nouveaux pouvoirs face aux pouvoirs existants, actuels, du capital, en lien attentif aux luttes sociales et à leur contenu.

Cette nouvelle régulation aurait aussi une dimension européenne, avec l’exigence d’un autre euro, à partir de l’existant et en transformant profondément la BCE et son rôle. Elle aurait aussi une dimension plus internationale (relation avec le Sud, l’Est, les pays émergents) et une dimension mondiale (FMI, biens communs).

Cette question des coûts du capital peut orienter une unification de tout le salariat. Les cadres, avec leur conscience des besoins d’efficacité et leurs idées, leur créativité pour cela, mais aussi leurs exigences de qualifications et leur capacité à participer à la formulation de propositions… mais dans une radicalité à favoriser. Les plus exploités, avec leurs revendications sur l’emploi, sa sécurité, et en leur donnant confiance parce que l’on démasque l’énormité des coûts du capital. Et ceux appartenant aux deux pôles à la fois, qu’on range dans la catégorie « précariat ».

Il s’agit aussi de pousser les alliances, avec les indépendants, artisans ou encore avec les TPE voire les PME, écrasées par le comportement des banques, des grands groupes et des actionnaires, qui constituent autant de coût du capital pesant sur elles, qui les pressurent et les empêchent de réaliser de nombreuses dépenses de développement (emploi, qualification, recherche, investissement).

Et enfin, il s’agit de prendre en compte l’exigence d’une expansion nouvelle des services publics, ainsi que celle de leur liaison aux entreprises, dans un souci de développement du territoire, et non d’une prédation de l’entreprise sur les services publics au détriment des territoires et des gens.

 

1.  Sur cette notion de “dépenses de développement”, voir S. Michel, D. Valade (2007), voir aussi “Les PME/TPE et le financement de leur développement pour l’emploi et l’efficacité économique”, F. Boccara, avis du CESE (conseil économique, social et environnemental) dont l’adoption à une très large majorité exprime aussi le progrès culturel de cette notion.

De l’analyse empirique

des coûts à la théorie marxiste

Pour aider à clarifier les choses, on peut proposer un rapprochement entre l’analyse – empirique – des coûts présentée ici et l’analyse théorique marxiste.

Dans l’analyse marxiste, on a

– Premièrement des avances : le capital matériel (fixe et circulant), C, et des salaires, V (les salaires sont payés avant que toute la production soit vendue, voire même avant qu’elle soit entièrement effectuée) : notons C + V = K

– Deuxième temps, la production : les salariés produisent l’ensemble des richesses nouvelles, la valeur ajoutée VA, en correspondance avec V + P (si on note p la plus-value). Ils font cela en utilisant le capital fixe (les machines) et le capital circulant (les consommations intermédiaires de matières premières, d’énergie, ou de produits intermédiaires). Le capital C ne peut que reproduire sa valeur, les machines voient la leur transmise par morceau d’un cycle de production à l’autre, les consommations intermédiaires transmettent intégralement le leur.

– Troisième temps, après coup (ex post), on voit toutes les dépenses, et on peut les analyser comme des coûts. C’est ce qu’on retrouve, plus ou moins dans l’analyse empirique :

• Des dépenses (ou coûts) qui ont reproduit leur valeur, en une fois (les consommations intermédiaires) ou en plusieurs fois (les équipements et machines)

• Des dépenses (ou coûts) qui ont permis de créer de la valeur : les salaires (qui rémunèrent les salariés qui eux créent la valeur ajoutée = salaires + profits)

• Des dépenses (ou coûts) qui peuvent démultiplier la capacité humaine à créer de la valeur par la technologie. À savoir :

         – Investissements matériel (dominants dans le passé)

         – Recherche, formation, qualifications (qui pourraient

       commencer à prédominer)

• Des dépenses (ou coûts) de prise sur les richesses créées, devenant de plus en plus des dépenses de prédation : comme les intérêts bancaires ou les dividendes versés aux actionnaires (s’accumulant à un capital situé ailleurs).

**

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Bibliographie

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Le G20 et le «nouvel ordre libéral» de Trump

Par Dimicoli Yves , le 31 October 2018

Le G20 et  le «nouvel ordre libéral» de Trump

Le sommet du G-20 1 qui s’est tenu à Buenos-Aires (Argentine) du 30 novembre au 1er décembre 2018 devait se dérouler dans un contexte marqué, notamment, par les tensions commerciales internationales initiées depuis Washington, par la tenue en échec des tentatives laborieuses d’avancées contre le réchauffement climatique malgré les alertes aiguës successives, dont le dernier rapport du GIEC 2, par les incertitudes liées au « Brexit » et, « last but not least », par le ralentissement de la conjoncture économique mondiale et la volatilité grandissante des marchés financiers. Tout cela sur fond de montée des luttes sociales et environnementales nationales, des populismes et des tensions géopolitiques avec, en particulier, la dénonciation par les États-Unis de l’accord nucléaire avec l’Iran. Mais c’est le tête-à-tête entre Donald Trump et Xi Jinping, en pleine offensive commerciale anti-chinoise, mais anti-européenne aussi, de l’hôte de la Maison blanche, au nom de « America First », qui a constitué le point d’orgue de cette rencontre dont les participants ont dû se contenter de sauver les apparences.

Le communiqué commun note, certes, « les problèmes commerciaux actuels » sans, pour autant, condamner le protectionnisme dont se targue désormais D. Trump, mesures tarifaires punitives à l’appui 3. C’est-là un important recul par rapport au communiqué commun du précédent sommet qui s’était tenu à Hambourg (Allemagne) les 7 et 8 juillet 2017 4.

Mais, seconde nouveauté par rapport au sommet de Hambourg, celui de Buenos Aires reconnaît que « le système n’atteint plus ses objectifs » et qu’il faut « l’améliorer » avec, en vue, « la réforme nécessaire de l’Organisation mondiale du commerce ».

Par ailleurs, dix-neuf pays se sont engagés « à la pleine mise en œuvre » de l’accord de Paris sur le climat, les États-Unis rappelant en toutes lettres leur rejet de ce dernier. D. Trump a tenu, en effet, à ce que soit inscrit dans la déclaration finale que les États-Unis « réitèrent leur décision de s’être retirés de l’accord de Paris ». Et on sait combien la COP24, tenue du 2 au 14 décembre 2018 à Katowice (Pologne), a accouché d’engagements insignifiants eu égard aux énormes et urgents défis à relever.

« C’est le communiqué final le plus faible jamais vu à un G20 », a déclaré à l’AFP Thomas Bernes, ancien négociateur canadien de ce sommet. « C’était le plus petit dénominateur commun. Cela pose la question de la crédibilité du G20 sur le commerce, mais aussi sur le climat » 5, a-t-il ajouté.

Mais foin de ce scepticisme ! Le président Macron, à son arrivée à Buenos Aires et peu avant que le mouvement très populaire des gilets jaunes se soit déclaré en France, a louangé « les transformations […] impopulaires » décidées, sous la férule du FMI, par son homologue argentin Mauricio Macri et son refus de « céder à la facilité »6. Ce G20, a-t-il commenté au sortir du sommet, « a permis d’obtenir des résultats concrets […] Nous avons d’ailleurs confirmé un attachement unanime à un système multilatéral, fondé sur des règles .»7

Mais à quel type de multilatéralisme et à quelles règles pensait D. Trump dont la « relation personnelle très forte »8 avec E. Macron semble avoir fait imaginer à ce dernier qu’il avait une certaine emprise sur l’ancien homme d’affaires et animateur de télévision ?

Le pouvoir c’est la peur

Deux citations peuvent donner, à ce sujet, quelques indications éclairantes.

C’est d’abord celle du même Trump mise en épigraphe du dernier livre à succès du journaliste américain Bob Woodward : « Le pouvoir réel – je ne devrais pas utiliser le mot – c’est la peur. »9

C’est aussi celle du secrétaire d’État américain Mike Pompeo, lors d’une réunion du German Marshall Fund, le 4 décembre à Bruxelles : les États-Unis veulent rassembler « les nations nobles pour construire un nouvel ordre libéral […] », et cela, en particulier, contre les pratiques commerciales de la Chine exemple « de fruit empoisonné de la retraite américaine »10.

De fait, c’est « la trêve » conclue en bilatéral, en marge du sommet de Buenos Aires, le 1er décembre par les présidents américain et chinois qui a dominé toute la réunion.

De quoi s’agit-il ?

Depuis le printemps 2018, une surenchère des droits de douane entre les deux pays commençait à peser sérieusement sur les perspectives économiques mondiales. Les premiers coups sont partis de Washington. L’administration Trump n’a pas hésité à mettre en œuvre des mesures contournant les principes de l’OMC pour mener une politique commerciale de plus en plus agressive 11.

Il s’agissait pour la Maison blanche de faire peur en mettant en œuvre ou en menaçant, à grand renfort de tweets rageurs du Président, des mesures massives de droits de douane sur près d’un quart des importations américaines de biens, soit 600 milliards de dollars. Cela ouvrait la perspective d’une augmentation du taux moyen des droits exigés sur les importations non agricoles passant de 3 % à 6-7 %, soit un niveau analogue à celui des années 1960 12.

Les partenaires ainsi agressés des États-Unis13 décidèrent de riposter de façon pour le moins modérée : le total des mesures en vigueur et de celles annoncées ou évoquées ne portaient que sur 140 milliards d’euros de biens importés.

C’est avec l’Alena, cet accord commercial régional tripartite que le président Trump avait promis de « déchirer », que le torrent de menaces américaines entraîna le règlement le plus rapide (septembre 2018) du différend provoqué, en l’espèce, par Washington avec Ottawa et Mexico. Ceci déboucha le 30 novembre, en marge du sommet de Buenos Aires, sur un nouvel accord commercial Canada – États-Unis – Mexique (ACEUM).

Feu sur la Chine… et l’Europe

Très vite les coups les plus durs se sont concentrés, alors, sur la Chine pour saper des pans entiers de sa politique industrielle et commerciale. Il s’agit, clairement, d’obtenir sa soumission, de la diaboliser comme concurrent stratégique dénué de tout fair play et menant contre les États-Unis – et, de-là, tout le monde occidental – une véritable guerre d’agression mettant en péril leur sécurité et leur prospérité.

D’un côté, des mesures tarifaires massives cherchent à limiter l’accès aux marchés et aux technologies américaines, leur contribution au développement de l’économie chinoise. D’un autre côté, les sanctions pleuvent sur des firmes chinoises accusées de transgresser l’embargo sur les transactions avec des entités déjà sanctionnées par les États-Unis, comme ZTE ou Huaweï.

C’est à un véritable feu roulant que se livre Washington jusqu’au sommet de Buenos Aires, tandis que, parallèlement, tout est fait pour que ses partenaires et alliés participent à cette entreprise guerrière, en acceptent les conséquences, y compris au détriment de leurs intérêts propres.

C’est ainsi, par exemple, que l’ACEUM comporte une clause explicite contre la Chine 14, pays auquel les États-Unis et l’Union européenne refusent le statut d’économie de marché. Or l’ACEUM est présenté par l’administration américaine comme un exemple à suivre pour tous les accords de libre-échange signés à l’avenir par Washington.

Ce qui obsède Trump c’est, en lien avec les enjeux de propriété intellectuelle et de transferts technologiques, le rattrapage chinois en matière de révolution informationnelle et le risque, à terme, d’une perte de leadership mondial par les États-Unis. Au cœur de cette obsession on retrouve le plan décennal « Made in China 2025 » inauguré le 19 mai 2015 par le premier ministre chinois, Li Keqiang.

Successeur du « plan à moyen et long terme sur le développement de la science et de la technologie », émis en 2006 sous Hu Jintao, cette nouvelle épure s’inscrit dans une visée à 2049 comportant trois étapes : d’ici à 2025, permettre à la Chine de s’émanciper de son statut actuel de « grand pays industriel » pour atteindre celui de « grande puissance industrielle » ; de 2025 à 2035, conduire la Chine à figurer au rang des « grandes puissances industrielles mondiales innovantes » ; de 2035 à 2049, pour le centenaire de la fondation de la République Populaire de Chine, conduire celle-ci au rang de « puissance industrielle leader, innovante et compétitive à l’échelle mondiale »15.

Ce plan concerne toute l’industrie (de pointe et traditionnelle), l’ensemble du processus de fabrication et pas seulement l’innovation. Il entend favoriser les exportations de capitaux et les prises de participation hors frontières pour apprendre à maîtriser le savoir-faire et les technologies développés à l’étranger.

Très influencé par le plan allemand « Industry 4.0 », il entend faire surmonter par la Chine des handicaps constatés par Pékin même, en prenant appui sur les potentiels de la révolution informationnelle : faiblesse de la capacité propre d’innovation, dépendance envers l’étranger pour les technologies clés et les équipements de pointe, faible valeur ajoutée des biens produits en Chine, faible efficacité énergétique, stagnation du secteur des services, faible taux d’informatisation du tissu industriel […]. L’ensemble du programme est focalisé sur dix secteurs phares dont les technologies de l’information, la robotique, l’aérospatiale, l’ingénierie maritime et la construction navale, les équipements ferroviaires avancés ou les nouveau matériaux… autant de progrès indispensables à réaliser pour faire face, dans les conditions des révolutions technologique, écologique et démographique en cours, aux immenses besoins de développement social et culturel des 1,39 milliard d’êtres humains que compte la Chine aujourd’hui.

Enfin, en liaison avec le choix stratégique de développer le marché intérieur et de moins dépendre des exportations, comme le lui demandent d’ailleurs les pays occidentaux, la Chine entend faire guider son développement économique par l’essor des services et une production industrielle « plus intelligente » 16.

Risques de guerre commerciale généralisée

Mais de cela, Trump ne veut pas, tandis que les dirigeants européens demeurent couardement sur la réserve. Aussi, les menaces tarifaires imposées ou évoquées sur la Chine ouvrent-elles la porte à une possible « guerre commerciale » généralisée aux conséquences pouvant rappeler celles engendrées, dans les années 1930, par la loi américaine Smoot-Hawley 17.

Selon le FMI, l’impac des mesures déjà décidées serait négatif pour la Chine (-0,6 point de PIB à l’horizon de 2 ans, ramené à -0,4 point sur 5 ans), mais aussi pour les États-Unis (-0,2 point ramené à -0,3 point). L’Union européenne serait aussi touchée, mais dans une mesure moindre.

Le Conseil d’analyse économique (CAE)18 a examiné, lui, les conséquences économiques d’une guerre commerciale mondiale. Un résultat remarquable de leurs simulations est que les pertes seraient de l’ordre de 3 % pour la Chine et les États-Unis et de plus de 4 % pour l’UE. Il y aurait ainsi une perte annuelle de 1 250 € par habitant en moyenne dans l’UE et de 1 125 € par habitant en France résultant d’une forte baisse du commerce. Celui de la France hors UE baisserait, par exemple, de quelque 42 %.

Ces résultats vont à rebours des allégations américaines affirmant que la Chine et L’UE seraient les seules perdantes d’un tel affrontement. Mais ils montrent aussi combien l’UE en pâtirait.

C’est dans ce contexte de tensions exacerbées que, à Buenos Aires, les deux présidents, américain et chinois, décident de se rencontrer pour tenter de calmer un peu le jeu. D. Trump se serait engagé à ne pas élever les droits de douane de 10 % à 25 % sur une valeur totale de 250 milliards de dollars de biens chinois d’ici à 90 jours afin de trouver un accord bilatéral sur le commerce. En échange de cette trêve, les Chinois auraient notamment accepté d’acheter davantage de produits américains, agricoles notamment, et de réduire le déficit commercial bilatéral des États-Unis (autour de 335 milliards de dollars).

Si les Chinois restent modérés dans leurs commentaires, D. Trump n’hésite pas, lui, à proclamer qu’il s’agit d’un « accord incroyable », de « l’un des plus grands accords commerciaux »19 jamais conclus. De quoi mettre en valeur le pouvoir dont il dispose de changer l’ordre des choses en plaçant le pistolet sur la tempe de ceux avec qui il négocie. Le message s’adresse notamment à l’UE. Il s’adresse aussi à son électorat des fermiers américains à qui il promet que les achats chinois doivent commencer « tout de suite ». Une nécessité après le recul d’audience aux élections de mi-mandat ayant amené une majorité démocrate à la Chambre des représentants.

Problème : « On n’a ni chiffre, ni calendrier ! » sur les promesses annoncées, remarque David Salmonsen, spécialiste du commerce pour le premier syndicat agricole aux États-Unis l’American Farm Bureau… De fait, par la suite, D. Trump s’est mis à nouveau à montrer les crocs : « Je suis l’Homme des tarifs douaniers » pour faire payer ceux qui « pillent la grande richesse de notre Nation »… « enrichissons de nouveau l’Amérique ! ».

Chinois et Européens : des intérêts communs

Le 16 décembre, les Chinois font un premier geste concret visant à apaiser le différend : Pékin décide de suspendre au 1er janvier pour trois mois la majoration des droits de douane sur les voitures importées des États-Unis. Elle les avait, en effet, relevés de 15 % à 40 % en représailles aux surtaxes douanières annoncées préalablement par l’administration Trump. Donnant des gages de bonne volonté, la Chine a également réalisé son premier achat important de soja américain depuis la trêve et elle se préparerait à reprendre les achats de maïs américain 20. Bref, ils veulent vraiment un accord.

Pourtant un rebondissement cuisant, le 1er décembre en plein G20, avait fait protester vigoureusement Pékin. Trump, avec l’accord de J. Trudeau, avait fait arrêter, au Canada, Meng Wanzhou, fille du fondateur de Huaweï et directrice financière du groupe, accusée d’avoir menti à des banques au sujet d’une filiale de Huaweï, afin de pouvoir accéder au marché iranien entre 2009 et 2014, en violation des sanctions américaines. Et cela, alors même que depuis des mois, les États-Unis font pression sur leurs alliés pour qu’ils excluent, comme eux-mêmes, Huaweï de leurs équipements de télécommunications, à l’heure où ceux-ci sont appelés à être remplacés massivement, avec l’arrivée de la 5G 21.

Washington assure que ces équipements pourraient servir aux services de renseignements chinois pour espionner les communications ou contrôler les équipements (objets connectés) dans les pays où ils opèrent. 22.

Cette pression a déjà marqué des points : l’Australie, la Nouvelle Zélande, le Japon. En Grande Bretagne, en Allemagne et même en France (Orange), des opérateurs se disent prêts à ne pas utiliser les équipements de Huaweï sur les « cœurs de réseau ».

Et, pendant ce temps-là, le fonds de capital-risque de la CIA, In-Q-Tel, débarque en Europe, ouvrant son premier bureau à Londres. Son objectif est clairement assumé : « tirer avantage des écosystèmes de classe mondiale à la fois scientifique, technologique et de capital-risque de chaque région afin de poursuivre sa mission de sécurité nationale pour les États-Unis et ses alliés »23.

Pendant ce temps-là, Washington continue de faire pression sur le secteur automobile européen avec de lourdes menaces de renforcement des droits de douane, l’enjeu étant pour Trump de diviser l’Union européenne, les constructeurs allemands étant les plus exposés à ce chantage ?

C’est dire les risques pour la Chine, l’Europe, et même le peuple américain, des choix et de la méthode employés par Trump qui entend ainsi ouvrir à la hache de nouveaux débouchés solvables à la surproduction américaine, alors même que commencent à gronder les risques d’une nouvelle récession. L’Europe, au lieu de rester sur la réserve en se donnant bonne conscience avec quelques menaces verbales sans grande portée, ferait bien de se rapprocher de la Chine pour mettre en cause les diktats du dollar, de l’extra-territorialité des lois américaines, de la tentative, avec les GAFAM 24, de monopoliser les avantages de la révolution informationnelle contre le reste du monde. Ce sont précisément ces comportements qui vont précipiter le monde entier dans un nouvel épisode paroxystique de crise, plus grave que celui de 2007-2008. C’est dire…

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1. Le « Groupe des vingt » (G-20), créé en 1999 à la suite de divers épisodes de crise financière, est composé de 19 pays et de l’Union européenne représentant 80 % du PIB mondial et plus des deux tiers de la population de la planète. Il se réunit une fois par an, abordant divers sujets communs d’actualité, avec le souci primordial de « maintenir la stabilité financière ». Faisant se rencontrer jusqu’en 2008, année de la plus grave crise financière internationale depuis 1929, ministres et gouverneurs des banques centrales, il donne lieu aussi, depuis, à un sommet des chefs d’État et de gouvernement.

2. Le Groupe intergouvernemental d’experts sur le changement climatique (GIEC) a publié, le 8 octobre, son rapport sur « Les impacts d’un réchauffement climatique global de 1,5 °C par rapport à 2 °C et les trajectoires d’émissions de gaz à effet de serre à suivre pour limiter le réchauffement à 1,5 °C, dans le cadre plus général du développement durable et de l’éradication de la pauvreté ». Cf. « Global Warning of 1,5°, Intergouvernemental Panel on climate change ».

3. Euronews, 02/12/2018.

4. Il est vrai, cependant, que la déclaration finale adoptée à l’issue de ce sommet admettait aussi, pour la première fois, le droit pour les pays victimes de dumping, de recourir à « des instruments légitimes de défense commerciale ».

5. Euronews, op. cit.

6. Le Monde, 30 novembre 2018.

7. Conférence de presse d’E. Macron à l’issue du G20.

8. Interview d’E. Macron à la chaîne américaine Fox News, BFMTV, 22 avril 2018.

9. Fear, sous-titré Trump in the White House, Simon & Schuster, 11 septembre 2018. En français : Peur, sous-titré Trump à la Maison Blanche, Seuil, 29 novembre 2018.

10. Reuters et Good Banque, 4 et 5 décembre 2018.

11. Allard P. : « La politique commerciale de Donald Trump - Quand l’hégémon cesse d’être bienveillant », Question d’Europe (Fondation R. Schumann) 495, 2 décembre 2018.

12. Ibid.

13. Si la Chine était la cible principale de ce feu tarifaire, l’Union européenne, le Japon, la Corée, le Canada, le Mexique, l’Inde, la Russie et la Turquie étaient visés aussi.

14. La note de la fondation Schumann déjà citée la signale à travers l’article 32-10 alinéa 4 de l’accord qui stipule (traduction) : « La signature par toute partie d’un accord de libre-échange avec un pays non marchand permet aux autres parties de résilier le présent accord moyennant un préavis de six mois et de le remplacer par un accord bilatéral entre elles. »

15. Péquignot R. et Goutti Lia-Line : « Le plan “Made in China 2025” », Note de la Direction générale du trésor (Service économique régional à Pékin, 5 juin 2015.

16. Le Gal E. : « Made in Chine 2025, l’ambition chinoise », portail de l’I. E., 15 septembre 2015.

17. Promulguée aux États-Unis le 17 juin 1930, elle a augmenté les droits de douane à l’importation de plus de 20 000 types de biens. Par mesure de rétorsion, de nombreux pays ont augmenté leurs taxes à l’importation. Les échanges mondiaux ont fortement diminué, aggravant la grande dépression de l’entre-deux-guerres.

18. S. Jean, P. Martin et Sapir A. : « Avis de tempête sur le commerce international : quelle stratégie pour l’Europe ? », Les notes du conseil d’analyse économique, n° 46, juillet 2018.

19. Euractiv, 4 décembre 2018.

20. Bloomberg.

21. La 5G est considérée comme une « technologie-clé » qui pourrait permettre des débits de télécommunication mobile, de plusieurs gigabits de données par seconde, soit jusqu’à mille fois plus rapides que les réseaux mobiles en 2010 et jusqu’à 100 fois plus rapide que la 4G à l’horizon fin 2019-début 2020, avec des applications considérables nouvelles dans plusieurs domaines de la révolution informationnelle.

22. Le Monde, jeudi 13 décembre 2018.

23. Les Échos, lundi 3 décembre 2018.

24. Google, Apple, Facebook, Am

Soustraire l’agriculture et les paysans aux prédations du système capitaliste

Par Le Puill Gérard, le 31 October 2018

Soustraire l’agriculture et les paysans aux prédations du système capitaliste

La mondialisation des échanges agricoles sur fond de dérégulation des marchés accroît considérablement les difficultés des paysans français et européens tout en faisant reculer la fertilité des sols. Dans un monde impacté par le réchauffement climatique, il devient urgent de réguler les productions et de développer l’agro-écologie.

Les conclusions de la Cop 24 qui s’est tenue en décembre 2018 à Katowice en Pologne a montré que les décideurs politiques des principaux pays capitalistes ne sont jamais à la hauteur des enjeux dès qu’il faut passer aux travaux pratiques dans la lutte contre le réchauffement climatique. Alors que l’agriculture peut jouer un rôle important dans ce domaine en stockant du carbone via le développement de pratiques agronomiques fondées sur l’agro-écologie, cette voie est sous utilisée partout dans le monde et plus encore dans l’Union européenne, à commencer par la France.

Notre agriculture en est à sa septième décennie d’adaptation aux orientations promues par la Commission européenne concernant la Politique agricole commune (PAC). Fondée sur l’ultralibéralisme et le libre-échange mondialisé, elle ruine les paysans, appauvrit les sols, réduit la diversité génétique des plantes comme des animaux d’élevage. Ce sont les conséquences peu visibles d’une fuite en avant permanente dans la recherche de rendements élevés par des rotations courtes pour les productions végétales et par une sélection génétique animale monodirectionnelle à but exclusivement productiviste. Ce qui fait aussi disparaître, ou marginalise, les races rustiques notamment chez les bovins, les porcins et les volailles.

En France, comme dans les autres pays européens, le revenu des paysans est mis à mal par les accords de libre-échange que la Commission européenne ne cesse de négocier. Car les concessions douanières sur les importations de céréales, d’oléagineux, de fruits et légumes, de viandes et de produits laitiers font chuter les cours au départ des exploitations dans les pays membres de l’Union européenne. Après l’accord entre l’Europe et le Canada connu sous le nom de CETA, les pays membres de l’Union européenne continuent de mandater la Commission pour négocier avec les pays du Mercosur, mais aussi avec l’Australie et la Nouvelle Zélande qui, outre le soja, veulent vendre à l’Europe des produits dont elle n’a pas besoin : blé, sucre, éthanol, viandes bovines, porcines, ovines et de volailles ainsi que des produits laitiers.

Sans même que ces produits d’importation arrivent dans l’Union européenne, les prix des céréales comme le blé, le maïs et l’orge payés aux producteurs européens dépendent de ceux fixés au jour le jour sur les marchés à terme où les cours fluctuent en fonction de l’offre et de la demande. En raison d’une production mondiale largement suffisante pour couvrir la demande solvable, le prix du blé tendre français rendu au port de Rouen pour l’exportation a toujours oscillé entre 145 et 170 € la tonne entre juillet 2016 et juin 2018. Ce prix ne couvrait pas toujours les coûts de production dans plusieurs régions céréalières de notre pays.

Quand l’augmentation du prix des céréales met les éleveurs en difficulté

Il a suffit que la sécheresse de la fin du printemps et de l’été 2018 débouche sur une baisse des rendements moyens d’environ 20 % en France et dans d’autres pays de l’Union européenne, voire au-delà, pour que la tonne de blé rendue à ce même port de Rouen soit payée 225 € au mois d’août 2018 avant de se stabiliser autour de 195 € durant les mois d’automne. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, la tonne de maïs produite en France et destinée à l’exportation valait plus de 170 € durant l’automne 2018 contre un prix moyen de 150 € durant l’automne 2017. L’orge de brasserie issue de la récolte 2018 vaut aussi nettement plus cher que celle de 2017 et celle destinée à l’alimentation du bétail est également en hausse sensible. Selon une note de conjoncture de l’INSEE en date du 30 novembre 2018, les prix des céréales en octobre 2018 étaient supérieurs de 32,3 % aux prix moyens pratiqués un an plus tôt. Comme la plupart des éleveurs de porcs et de volailles achètent beaucoup plus d’aliments composés qu’ils ne produisent de céréales, leurs coûts de productions sont en hausse sensible depuis des mois. Dans de moindres proportions, c’est aussi le cas des producteurs de lait et des éleveurs de bovins à viande.

Du côté des productions animales, la sortie des quotas de production laitière par pays décidée en 2010 dans l’Union européenne est devenue effective en avril 2015 après trois décennies de régulation. Elle a été catastrophique pour les producteurs dans la plupart des pays, à commencer par la France. D’une façon générale, il a suffi que la production laitière globale de l’Union européenne augmente de 3 % en 2015 et 2016 pour que le prix du lait au départ de la ferme baisse durablement de 20 %, voire davantage dans plusieurs pays dont la France. Comme les coûts de production ne diminuent pas, une telle chute des cours prive beaucoup de producteurs du moindre revenu et les oblige à survivre en s’endettant. En France le prix moyen du litre de lait au départ de la ferme était de 37 à 38 centimes d’euro en 2014 qui fut la dernière année des quotas laitiers. Il est tombé à 32 centimes en 2015 et souvent à 28 centimes en 2016 pour remonter autour de 32 centimes en 2017 et en 2018. La même tendance négative s’observe sur la betterave à sucre avec la sortie des quotas en 2018.La note de l’INSEE en date du 30 novembre 2018 confirme cette tendance à la baisse de toutes les viandes au départ de la ferme entre 0,5 % pour les poulets de chair et 1,7 % pour les gros bovins, le prix des œufs ayant chuté de 27,2 % sur douze mois.

Un facteur aggravant est intervenu en 2018 dans l’élevage laitier comme d’ailleurs dans les élevages spécialisés dans la viande bovine, ovine, porcine et de volaille, sans oublier la production d’œufs. La sécheresse de l’été 2018 a obligé les éleveurs de bovins, d’ovins et de chèvres laitières à entamer dès l’été les fourrages secs récoltés pour l’hiver. Du coup, les achats de foin, de paille et de grains sont en augmentation sensible avec de la spéculation sur les prix. Il en résulte une hausse des coûts de production qui va durer de longs mois dans tous les élevages alors que les prix de vente des animaux sont en baisse. Celui du lait de vache n’augmentait pas à la fin de l’automne et la production d’octobre 2018 était inférieure de 3,5 % à celle d’octobre 2017 faute d’avoir une repousse de l’herbe.

Quand la loi Macron rime avec trahison

Le 2 octobre 2018 fut votée la loi « Egalim » qui, en théorie, devait permettre aux paysans d’obtenir des prix tenant compte de leurs coûts de production. Le candidat Macron l’avait promise aux paysans s’il devenait président de la République. De fait, des assises se déroulèrent durant l’automne 2017, suscitant des doutes, mais aussi quelques espoirs chez les syndicalistes paysans de différentes sensibilités. Dans un discours prononcé à Rungis le 11 octobre 2017, le président Macron déclarait à l’attention du monde paysan qu’il se prononçait pour une nouvelle forme de relation commerciale entre les producteurs, les transformateurs et les distributeurs via « la mise en place d’une contractualisation rénovée avec un contrat qui serait proposé par les agriculteurs et non plus les acheteurs, ce qui est à ce titre et à mes yeux fondamental. Nous modifierons la loi pour inverser cette construction du prix qui doit pouvoir partir des coûts de production », insistait ce jour-là le président Macron.

Voilà qui semblait clair. Sauf que l’ambiguïté du propos était probablement dans le « qui doit pouvoir partir des coûts de production ». Car, le 9 octobre 2018, Emmanuel Macron a convoqué à l’Élysée les syndicalistes paysans responsables de différentes filières de production pour leur expliquer qu’ils devaient s’organiser afin de centraliser l’offre en animaux de boucherie comme en lait de vache et en produits végétaux, histoire d’être plus forts dans un bras de fer permanent avec les transformateurs, voire avec les distributeurs concernant les fruits et légumes, au moment de négocier sur les prix. « Nous avons fait une loi forte, mais les acteurs économiques doivent s’en emparer. La balle est dans leur camp », a-t-il fait savoir ce jour-là.

Sauf que les choses ne sont pas si simples. Contrairement à la production de voitures où de vêtements, les paysans produisent des denrées périssables. Quand il y a une surproduction temporaire de voitures, on peut toujours stocker les véhicules et faire un peu de chômage technique afin de réduire les stocks. Quand on produit plus de viande que le marché n’en demande, continuer de nourrir des bovins d’embouche et des porcs prêts à partir coûte cher et on peut perdre beaucoup d’argent en peu de jours. L’argument vaut aussi pour les producteurs de tomates, d’abricots de fraises ou de salades. Ajoutons que la France est membre de l’Union européenne et rien dans la nouvelle loi ne pouvait être inscrit faisant obligation aux patrons de l’industrie agroalimentaire d’acheter du « made in France » avant de s’approvisionner chez nos voisins allemands, irlandais, espagnols, italiens, polonais ou autres en viande, produits laitiers ou fruits et légumes. Il existe même une tradition bien établie en France chez les transformateurs et les distributeurs. Elle consiste à importer plus que de besoin afin de faire chuter les cours sur le marché national des fruits et légumes comme sur celui des animaux vivants. C’est aussi pour s’en sortir face à la pression de la grande distribution que des entreprises de charcuterie et autres plats préparés achètent de la matière première d’importation au détriment de celle qui est disponible chez nos paysans.

Alors que les entreprises agroalimentaires négocient jusqu’au 28 février 2019 avec les centrales d’achats des grandes surfaces sur les prix qu’elles percevront pour les produits référencés en magasin pour les douze mois suivants, les prix payés aux paysans pour la viande bovine, la viande porcine et le lait de vache sont anormalement bas. Pire encore, faute de fourrages en quantités suffisantes dans les fermes laitières comme dans les élevages spécialisés en viande bovine, une tendance à la « décapitalisation » s’est amorcée dès le début de l’automne 2018 et pourrait continuer jusqu’au printemps 2019. Ce qui a pour conséquence de faire baisser les prix dans la mesure où l’offre dépasse durablement la demande.

Un « focus » publié le 20 octobre 2018 par l’INSEE sur l’industrie de la viande montrait déjà une situation inquiétante. Cette étude englobe à la fois « les activités d’abattage et de transformation des viandes de boucherie et de volailles, mais aussi la préparation industrielle de produits à base de viande », précisait l’INSEE. En 2016, ce secteur comptait 2 600 entreprises et employait 99 000 salariés. Son chiffre d’affaires s’élevait cette année-là à 33 milliards d’euros, ce qui faisait de lui la première branche de l’industrie agroalimentaire devant le secteur laitier. Mais sa croissance est faible depuis près de vingt ans. Entre 2000 et 2016, l’augmentation de son chiffre d’affaires est de 1,4 % par an en moyenne contre 2,4 % pour l’ensemble des industries alimentaires.

Les entreprises de 250 salariés et plus réalisent 59 % du chiffre d’affaires du secteur mais ne représentent que 3 % du nombre total des entreprises de la viande. Le groupe Bigard domine le secteur avec plus de 14 000 salariés, 51 % des abattages de gros bovins, 45 % des porcs et près de 13 000 animaux abattus en France chaque semaine. Dans le secteur de la viande, un tiers des entreprises réalisent 92 % du chiffre d’affaires du secteur, tandis que les petites structures de moins de 10 salariés, bien qu’étant les plus nombreuses ne génèrent que 3 % du chiffre d’affaires, selon l’INSEE.

La restauration d’entreprise privilégie les viandes importées

La viande de boucherie (bovins, veaux, équins, porcs, moutons) vendue sans transformation « génère un peu plus de la moitié du chiffre d’affaires de l’industrie de la viande, la volaille un cinquième et les produits à base de viande un quart », selon l’INSEE. Mais on sait que les produits à base de viandes transformées que fabriquent les entreprises françaises contiennent beaucoup de viandes importées, qu’elles soient bovines, de porcs ou de volaille, tandis que le déficit français en viande ovine dépasse désormais 50 % de la consommation.

Sous la pression des grandes surfaces, comme des entreprises de restauration hors domicile, les importations de viandes des pays membres de l’Union européenne, comme des pays tiers, sont effectuées par les abatteurs et les entreprises de la transformation pour peser sur les cours des animaux élevés en France. Sous cette pression de l’aval, le taux de marge brute des entreprises du secteur de la viande est faible. Selon l’INSEE, il « est de 17,6 % en 2016, soit 1,7 point de moins que celui de l’ensemble des industries alimentaires […] Ce taux est particulièrement faible pour la viande de boucherie (16,5 %) tandis qu’il est plus élevé pour la préparation industrielle de produits à base de viande (19,9 %) ». L’INSEE tente d’expliquer cette différence au détriment de la boucherie en affirmant que « cette activité nécessite en effet plus d’emplois par unité de production que le reste des industries alimentaires ».

Sans établir de lien de cause à effet, l’Institut note que « le chiffre d’affaires de l’industrie de la viande est majoritairement réalisé auprès de la grande distribution » tandis que « le secteur de la préparation industrielle de produits à base de viande, en aval de la filière, est logiquement celui qui se tourne le plus vers la grande distribution ». En effet, les achats des grandes surfaces représentent 61 % du chiffre d’affaires des industriels de la transformation de la viande en plats préparés.

Nous sommes confrontés en ce début du xxie siècle à une accélération du réchauffement climatique. Ce réchauffement va rendre plus incertaine la régularité de la production agricole mondiale en quantité comme en qualité. En introduisant toujours plus de concurrence entre les paysans du monde entier via une vision de l’économie qui demeure fondée sur la théorie des avantages comparatifs conceptualisée par David Ricardo voilà plus de deux siècles, les dirigeants politiques des pays développés se conduisent comme des criminels de guerre économiques qui s’ignorent.

Fonder les politiques agricoles sur la réduction du bilan carbone

Il devient urgent de fonder les politiques agricoles sur la réduction du bilan carbone dans le processus de production comme dans le celui de notre assiette au quotidien. Dans un pays comme la France, cela suppose de rompre avec les rotations courtes issues des spécialisations qui ont conduit à abandonner l’élevage dans des régions qui ne sont plus que céréalières et dont les sols s’appauvrissent de ce fait en matière organique. Cela doit conduire aussi à réduire la densité de l’élevage dans d’autres régions comme la Bretagne qui n’ont plus assez d’autonomie fourragère pour nourrir le bétail et qui ont trop d’effluents d’élevage chargés de nitrates pour pouvoir les recycler convenablement.

Alors qu’une nouvelle réforme de la Politique agricole commune (PAC) se discute actuellement entre les pays membres de l’Union européenne, il conviendrait de privilégier les méthodes culturales relevant de l’agro-écologie et de flécher les aides européennes en conséquence. Depuis de longues années, la France exporte 50 % du blé qu’elle produit chaque année, dont la moitié hors de l’Union européenne. Parallèlement elle importe trop d’aliments du bétail, à commencer par les tourteaux de soja. Il faudrait donc flécher les aides européennes de manière à cultiver chez nous moins de blé devenu difficile à exporter et plus de protéines végétales comme le soja, le pois et la féverole, ce qui aurait plusieurs avantages. On pourrait ainsi réduire les épandages d’engrais azotés grâce à des superficies accrues en légumineuses qui sont les seules plantes à fixer l’azote contenu dans l’air sur leurs racines. On aurait des rotations de cultures plus longues sur les parcelles. On pourrait développer progressivement, et avec une totale autonomie fourragère, des élevages d’animaux granivores comme les porcs et les volailles sur les fermes céréalières qui disposeraient en retour de fertilisants naturels comme le fumier, ce qui permet aussi le recyclage de la paille.

Pratiquer l’agro-écologie afin de faire stocker plus de carbone par les sols suppose aussi de passer du labour systématique des sols au moment d’implanter une nouvelle culture au non labour que des paysans pionniers pratiquent depuis un quart de siècle avec de bons résultats économiques. Le bilan carbone y est plus réduit à production identique. S’y ajoute un enrichissement des sols en matière organique grâce à l’augmentation du nombre de vers de terres qui transforment les débris végétaux en nutriments pour les plantes et qui facilitent aussi la pénétration de l’eau de pluie dans la terre arable grâce aux galeries verticales qu’ils creusent pour accéder à leur nourriture en surface.

Mélanger systématiquement des graminées et des légumineuses dans les prairies permanentes et surtout temporaires, remettre en place des haies et pratiquer l’agroforesterie en ayant des rangées d’arbres et des cultures au sol est une façon d’améliorer à terme le rendement des parcelles tout en captant plus de carbone via le cumul des quantités absorbées par les cultures au sol et les arbres. Dans des prairies pâturées comme dans les champs cultivés, il est possible d’avoir, en même temps, des arbres qui produisent des olives, dans certaines zones, des noix, des noisettes et des amandes ailleurs, des châtaignes ou des pommes à cidre dans d’autres zones, sans oublier le bois d’œuvre. Des tests grandeur nature réalisés par l’INRA durant un quart de siècle dans le département de l’Hérault ont montré que tout cela était possible en France.

Des fermes plutôt que des firmes

De telles modifications dans le secteur agricole sont susceptibles d’augmenter sensiblement le nombre d’emplois en milieu rural et de faire revivre les campagnes. Les vocations sont nombreuses chez les jeunes qui sortent des écoles d’agriculture. Mais la difficulté à dégager un revenu depuis plusieurs années rend les installations difficiles, voire impossibles. Au point que le président du syndicat Jeunes Agriculteurs lançait un cri d’alarme voilà moins de deux ans lors du congrès annuel de son syndicat en proposant comme thème central du débat : « Des fermes plutôt que des firmes ».

Car notre pays aura besoin d’une paysannerie nombreuse et inventive pour mettre en place et développer l’agro-écologie. Elle sera la voie la plus sûre pour assurer notre souveraineté alimentaire et freiner le réchauffement climatique dans les prochaines décennies. Ce qui impliquera aussi une autre utilisation des crédits bancaires, et de nouvelles utilisations pour l’épargne populaire aujourd’hui sous rémunérée sur des Livrets A et autres livrets de développement durables dont les fonds pourraient être mieux utilisés, y compris et surtout dans l’intérêt des générations futures. 

 

* Journaliste et auteur. Dernier ouvrage paru : Réinventons l’économie dans un monde fini, mai 2018, Éditions du Croquant, 208 p., 15 €.